Règle : La phrase impérative sert à donner un ordre ou un conseil.
On l’appelait Il. Il était un industriel. Il avait édifié un véritable empire, avec des ramifications dans plusieurs pays. Sa spécialité: la transformation de verre pour la construction; du verre clair, du verre extra-clair, du verre stratifié, du verre satiné et même du verre dépoli à enduit énergétique. Il se flattait d’être aussi transparent que ce qui sortait de ses usines. Les mauvaises langues disaient qu’Il était plutôt aussi plat.
Il ne dormait presque jamais. On pouvait le trouver à toute heure du jour devant un mur d’écrans dans son bureau à regarder ses employés. Il avait fait poser des caméras partout dans ses usines pour mieux les observer. Il aimait beaucoup ses employés. C’était là la clé de son succès. Sans femme ni enfants, seul un portrait d’Imperatrix, sa perruche vert émeraude envolée vers d’autres cieux, restait accroché au mur, au milieu de la centaine d’écrans. Elle s’était cassé le bec sur une de ses fenêtres quasi invisibles et Il ne se l’était jamais pardonné.
Un soir, vers les huit heures, Il, installé à son siège social, était sur le point d’entamer une pointe de pizza. Le livreur, de l’autre côté de la porte, comptait le ptit change qu’on lui avait remis comme tip… pas de quoi boire de bière encore… Dans le coin de la pièce, la pile de boîtes de pizza vides commençait à ressembler à une des deux cheminées de l’usine, bien droites, toujours fumantes, qui dominaient la petite ville de Modikifafretta. Les employés disaient que ces tours jumelles écrivaient le nom de leur patron dans le ciel : I majuscule, L tentacule.
C’était les beaux jours…
Il qui n’avait encore rien mis dans la bouche manqua de s’étouffer de surprise. À l’écran J-19, un des travailleurs a fait un faux mouvement. Impossible de le manquer. L’ouvrier, au lieu de se pencher sur sa machine, se tourne vers la caméra et s’adresse directement à celui qui, il sait, le regarde :
– Patron, je n’en peux plus de cette vie ! À chaque jour, je quitte l’usine à minuit et, à quatre heures du mat, je suis déjà de retour. Quand puis-je voir ma famille ? Durant mes congés ? Je n’en ai pas. Aujourd’hui, laissez-moi retourner à la maison à huit heures. C’est la fête…
– C’est la fête de qui ? interrompit-Il.
– Celle de ma fiancée.
– Je vais y penser !
Sans autre forme de procès, Il éteignit tous les écrans, ferma son ordinateur et alla se coucher. Sans manger. Il avait perdu l’appétit. Dans son sofa au pied de la montagne de boîtes vides, Il dormit très mal.
Le lendemain, à quatre heures du mat, un attroupement d’ouvriers en soutien à Alfredo bloquait l’entrée de l’usine de Modikifafretta. Le groupe était très agité. Les cris fusaient. Mais Il les attendait de pied ferme.
– Les amis, dit-Il avec un trémolo dans la voix, vous savez à quel point je vous aime. Toute la nuit, j’ai pensé à Alfredo et à sa fiancée. J’ai pensé à vous, aussi. Comme le verre réfléchit la lumière, j’ai réfléchi… J’ai réfléchi et, pour vous prouver mon affection, j’ai décidé de réduire vos quarts de travail. Ce soir, vous pourrez tous partir à neuf heures (huit heures c’est quand-même exagéré !).
Les hourras éclatèrent jusque dans les rues et les ruelles de Modikifafretta. Il, par contre, n’avait pas terminé.
– En échange, continua-t-Il, je veux une toute petite concession de votre part. Nous allons installer des caméras avec des haut-parleurs dans la ville et dans vos maisons.
– Pourquoi ? demanda Alfredo.
– Lorsque je ne vous vois pas, c’est comme si vous cessiez d’exister pour moi… et je vous aime tellement !
Les travailleurs, trop contents d’avoir gagné quelques heures de vie privée, acceptèrent sans poser d’autres questions.
Les premières semaines de cette nouvelle vie se déroulent sans anicroche. Les travailleurs, habitués à avoir des caméras autour d’eux, ne voient pas de différence. De son côté, Il apprend qu’en dehors de l’usine ses employés continuent de bouger, entretiennent maison et jardin, mangent, boivent… dansent même. Fascinant !
Deux mois passent. Une musique que personne n’a le temps d’écouter coule sans arrêt des haut-parleurs. Il se sert de ceux-ci pour souhaiter le bonjour et la bonne nuit à sa petite communauté. Parfois, il arrive même au bonhomme de souligner l’anniversaire du membre de la famille d’un employé particulièrement dévoué. C’est tout ! Mais c’est assez…
Une nuit, par contre, tout s’est gâché. Il, après avoir recommandé à tout Modikifafretta de faire beaux rêves, sentant un petit gargouillis au creux de son estomac, s’est dit à lui-même :
– Hmmm ! J’ai faim… Je mangerais bien un bon sandwich.
Il avait oublié de fermer le micro, par pure distraction. Quelques instants plus tard, une douzaine de sandwichs, tous plus appétissants les uns que les autres, se sont retrouvés sur son bureau. Quel changement de la pizza !
Il en fut le premier surpris. N’empêche, le lendemain, Il retenta l’expérience.
– Ouache ! Ma voiture est tellement sale ! s’exclama-t-Il au micro.
Sa BMW, comme par magie, brilla bientôt comme un sou neuf.
L’étrange phénomène se reproduisit à quelques reprises, puis de plus en plus souvent. Il exprima que le gazon devant chez lui mesurait trois pouces de haut, que le cirage de ses souliers commençait à ternir… que… que… et ainsi de suite. Il aurait prononcé le mot « bleu », et on aurait repeint tout le quartier en bleu ! C’était fou !
Il avait retrouvé le sommeil.
Pour être juste, avouons qu’on ne faisait pas de différence en ce temps-là entre une phrase qui exprime un simple désir et une phrase pour donner un ordre. Surtout si c’était le patron qui parlait !
Une seule goutte suffit pour faire déborder un vase. Cette nuit-là, avant d’aller faire dodo, Il déclara d’un ton enthousiaste:
– Mon petit doigt me dit que mes employés vont venir travailler gratuitement demain !
Il se frottait les mains, fier de son coup. Un tumulte fit soudain trembler la montagne de boîtes dans son dos. C’était ses chers travailleurs, attroupés devant les caméras. Leur porte-parole Alfredo était dans tous ses états:
– Vous avez dépassé les bornes, boss! gueulait-il. Demain, oubliez-nous, on ne rentre pas! Ça vous servira de leçon !
Le patron donna un coup de poing sur le clavier de son ordinateur. Tous les écrans s’éteignirent à l’unisson. À jamais !
Les employés ne travaillèrent en effet ni le lendemain, ni le surlendemain, ni aucun des jours après. Furieux, Il avait fait ériger une clôture de barbelés alentour de l’usine. D’énormes cadenas en barraient dorénavant toutes les entrées.
Pas de travail égale pas de pain à mettre sur la table. Le coup était bas.
Dans les familles affamées, la patience avait ses limites. Les travailleurs tentèrent par tous les moyens de rejoindre leur employeur, mais la communication était coupée. Les écrans étaient morts. Les haut-parleurs réduits au silence. Les lettres piquées aux barbelés partaient au vent.
– J’ai une idée ! s’écria Alfredo.
Son œil de lynx avait remarqué un détail, une fourmi, au milieu de la nuit, escalader une des cheminées avec un sac en bandoulière: le livreur de pizza! C’était là l’unique personne qui réussissait à pénétrer la forteresse assiégée des deux côtés. On lui demanderait de glisser un message parmi les fameuses galettes napolitaines et le tour serait joué…
Le garçon ne fut pas long à convaincre. Entre quelques sous de pourboire et la chance de devenir un héros, il n’avait pas grand chose à perdre. Et puis, sa propre mère faisait le ménage dans les machinerie du verre.
On lui fit une grande fête, à la fin de laquelle on roula sous le rebord de la boîte de pizza le billet qu’Alfredo avait rédigé avec grand soin, dans le plus grand secret. Sous le coup de minuit, les joues couvertes du rouge à lèvres de toutes les générations de Modokifafretta, le livreur amorça son ascension.
Silence total. Pourtant, lorsqu’on le vit grimpé au sommet de la cheminée, tout le monde, hommes et femmes, le supplia de redescendre.
Le livreur n’entendait rien, il avait déjà sauté à l’intérieur. L’immense cylindre noir de suie s’illumina alors comme forêt amazonienne après la pluie. Un oiseau, une perruche vert émeraude, s’approcha de lui.
– Ne crains rien, dit Imperatrix. Je vais t’aider. Mon maître me croit décédée, mais en réalité je me suis enfuie. Tu n’as qu’à dire que tu m’as vue ici et Il va tout t’accorder.
– Wow ! Merci, le moineau… dit le garçon. Qu’est-ce que je peux faire pour te remercier ?
– Laisse-moi un tout petit morceau de pizza.
Habitué au chemin, le livreur parcourut ensuite le dédale des entrailles de l’usine et déboucha sur une pièce remplie jusqu’au plafond de boîtes de carton. Seul au milieu, les yeux hagards, la barbe pas faite, Il se parlait à lui-même :
– Ils me rendent fou ! Mais même fou, ils ne m’auront pas !
Lorsqu’il vit la pizza arriver, Il se redonna un semblant de dignité.
– Monsieur, dit le garçon, j’ai quelque chose à vous présenter…
Il ouvrit la boîte, déroula le bout de papier. Le lut. Les portes de l’usine, dans l’heure, furent déverrouillées. On démantela les barbelés. On retira les caméras et les haut-parleurs autour des maisons des ouvriers.
Éberlués, les collègues demandèrent à Alfredo ce qu’il avait écrit dans le message.
– C’est simple, répondit celui-ci. J’ai proposé une sorte de phrase spécialement conçue pour lui. Sans sujet, sans niaiseries. Seulement une action à exécuter. Parfaite pour donner des ordres, tout en évitant les malentendus. J’ai surtout ajouté qu’on appellerait cette phrase Impérative, en l’honneur d’Imperatrix sa perruche adorée.
– Génial ! Et d’où elle vient, cette Imperatrix?
– Elle a toujours existé. Bon, maintenant, retournons travailler !
Auteur : Woups Laflammèche d’après une idée de Randy Ramgulam.
Questions
- Est-tu d’accord pour dire que le patron aimait beaucoup ses employés ? Justifie ta réponse.
- À quel moment trouves-tu qu’Il commence à exagérer ?
- Qu’est-ce qui a fait en sorte que le patron reconnaisse les revendications de ses employés ?
- La phrase impérative peut servir à exprimer un ordre, mais aussi un conseil. Trouve un exemple de chacune dans le texte.
- Trouve des exemples de situations où l’expression « les désirs sont des ordres » peut s’appliquer.