Un Verre d’eau froide

Règle : La cédille se place sous la lettre C devant A, O et U pour indiquer que le C se prononce comme un S et non comme un K.

  Photo Isabelle Pirro

 

Bien avant l’Amérique, l’Europe, l’Asie, l’Afrique, tous les continents étaient réunis en un seul, immense royaume sur lequel régnait un seul roi. Ce roi n’avait pas de nom, mais il avait un œil, un seul œil au milieu du front.

 Juché dans le nord du pays, son immense château n’était que la pointe visible d’un iceberg abritant une panoplie de pièces souterraines. L’une d’elles était remplie à son comble de ballons de pied américains. Celle à sa gauche servait à entreposer des ballons, de pied aussi, mais pour le reste de la planète ceux-là. La voisine de droite leur faisait un joli pied de nez en entassant uniquement des ballons de panier. Plus loin, il y avait la chambre des ballons volants, et une autre pour les balles au mur. Les balles de tennis, quant à elles, avaient droit à un local pour chaque couleur, blanche, verte ou orangée. Même privilège pour les balles de ping-pong. Un saut dans le corridor en spirale menait à l’étage des boules de quilles, puis aux milliers de salles des billes.

 La liste de toutes ces pièces s’allongeait presque à l’infini. La plus secrète, celle écrite en petits caractères en bas de page, renfermait, avec ses parois capitonnées et sa température contrôlée, des bulles de savon.

 Le roi de Sans-Nom, vous l’aurez deviné, n’avait qu’une seule préoccupation: jouer. C’était plus fort que lui, inscrit comme on dit dans son code génétique.

 Or, en ce début de journée mi-figue, mi-raisin, mi-nuages, mi-vent, les habitants de Sans-Nom assistent à un spectacle plutôt inquiétant. Sa Majesté a passé des heures entières, depuis le matin, à choisir les meilleurs parmi ses ballons pour y souffler à pleins poumons l’air le plus léger, le plus rare, prélevé aux quatre coins de son vaste domaine. Une fois gonflé, il dessine sur chacun, un œil, pareil au sien, puis le laisse s’envoler par la fenêtre du château.

 Les gens sont nerveux. Des troupeaux d’yeux flottent au-dessus d’eux !

 Gonfler des myriades de ballons, peu importe la qualité de l’air utilisé, est un travail très sérieux. Arrive bientôt l’heure du midi, et la chaleur qui fait suer. Le roi crie à ses valets:

 –  Apportez-moi un verre d’eau fraîche ! Avec des glacons !

 Des glacons ? Les valets ne savent pas ce que leur illustre maître veut dire. En ces temps reculés, ce mot n’était pas encore entré dans le vocabulaire. Comme l’entière majorité des habitants du royaume, les serviteurs n’osent pas regarder le souverain en face. Si jamais celui-ci s‘apercevait qu’ils ont deux yeux bien campés dans leurs deux trous du visage, qui sait quelle serait sa réaction ? Terrible assurément !  Ils l’abordent toujours de profil. C’est une loi non écrite.

 Le problème, c’est qu’à force de ne voir qu’un côté de la réalité, on en finit par oublier l’autre moitié. C’est beaucoup… Assez, en tous cas, pour risquer de mettre plus souvent qu’à son tour les pieds dans les plats !

 Plutôt que de prendre le risque de se tromper et d’encourir la colère royale, les serviteurs décident d’un commun accord de retourner, en toute diplomatie, lui demander quelques précisions.

 Une servante s’approche du monarque, en plein effort d’expiration, et lui murmure à l’oreille la question : « C’est quoi des « glacons ? » Des doigts crispés du roi, le ballon au souffle coupé s’échappe et parcourt le château, en zig-zag, du donjon à la basse-cour, pour finir par se pencher sur ce problème de la plus haute importance.

 On convoque illico le conseil des Sages.

 Jamais, dans l’histoire du royaume, session fut plus animée. Après des heures de palabres, on en vient à la conclusion que la cause de cette dangereuse confusion est nulle autre que la lettre C. Elle se dit parfois « sss », d’autres fois « kkk », comme bon lui chante. On dirait une anguille qui glisse entre les mains, impossible à saisir !

 Alors comment la coincer ?

 –  Eurêka ! s’exclame Sa Majesté. J’ai trouvé ! Nous allons distribuer dans tout le royaume les plus beaux ballons que contiennent les voûtes de mon château et nous allons demander à mes sujets d’y taper en majuscules leurs idées sur ce C que nous traînons comme une épine au pied. Pour inciter le peuple à participer, je décrète que, pendant les 24 prochaines heures, l’air sera bon et gratuit ! En retour, on doit me revenir avec une solution. J’ai dit !

 Ce qui est dit est fait. Personne n’ose poser de question. On envoie des crieurs sur la place publique de chaque ville, village, jusque dans les plus minuscules hameaux. On déverse des charrettes entières de ballons, de balles, de boules, de billes et même de bulles, en énonçant de façon simple, claire et précise les instructions du jeu.

 Le lendemain, sur les millions de ballons, de balles, etc., distribués, la moitié a disparu derrière la clôture du voisin, la moitié est passée tout droit à côté du château pour finir on ne sait pas où, et l’autre moitié revient… crevée aux branches du genévrier. Des 36 restant, une demi-douzaine seulement présentent une solution valant la peine d’être étudiée. Il faut dire, à la décharge des sujets du roi, que, sans vouloir lui faire de compliments, ils ont la fâcheuse habitude de regarder dans la même moitié de direction que lui ( …ou alors ils font semblant !).

 Les enfants, eux, se sont bien amusés.

 On a donc réquisitionné seigneurs, chevaliers, dames et demoiselles d’honneur, chambellans, cardinaux, gentilshommes, gardes et pages pour éplucher les résultats de cette gigantesque consultation. Tout ce beau monde s’affaire dans la cour du château. Soudain, un cri retentit. Une courtisane pointe à la fenêtre. Un magnifique cerf-volant la dévisage de ses deux yeux !

 –  Que l’on m’amène l’auteur de cette mauvaise blague sur le champ. Pieds et poings liés ! hurle le roi.

 Rien de plus facile ! On n’a qu’à suivre le fil qui retient le cerf-volant pour aboutir au coupable. La cavalerie des héros se précipite à sa poursuite. Mais le fil est long, très long. Il les emmène jusqu’aux confins du royaume, là où s’étend l’océan. Et il continue, à perte de vue !

 En ce temps-là, les chevaliers restaient à cheval, comme une pomme sur un pommier, et ne prenaient pas la mer… Afin de ne pas rentrer bredouille, ils mettent la main sur un jeune pêcheur occupé à raccommoder son filet sur le bord de la grève. On le ligote et on le présente au roi.

 –  Je vous jure, Votre Altesse, que ce n’est pas moi ! se défend celui-ci dès qu’on lui a enlevé son bâillon. Cependant, si vous voulez bien m’écouter, j’ai une solution à vous proposer.

–  Explique-toi, dit le roi intrigué.

–  Simple : vous ne devez pas faire confiance à vos chevaliers. La seule façon de savoir la vérité est d’aller vous-même au bout du fil.

Un brouhaha indigné s’élève de l’assistance.

–  Qu’on serve un repas à ce garçon ! ordonne le roi. C’est la réponse la plus sensée que j’ai entendue de la journée.

–  Tenez, Votre Gravissime, dit le jeune homme en lui tendant un joli hameçon en or. Cela pourra vous servir.

Le roi accroche l’hameçon à son col d’hermine et, malgré l’opposition générale, part en direction des limites de son royaume. Les gens de la cour, impuissants, regardent la tête couronnée s’enfoncer dans le paysage puis disparaître à l’horizon.

Au bout d’un temps beaucoup plus long que cette humble histoire, notre marcheur arrive aux bords d’un petit ruisseau. Un ruisselet. Comme il s’apprête à l’enjamber, une vague se lève du milieu du minuscule cours d’eau et projette le roitelet par terre.

Dégoulinant, il se redresse, ajuste sa couronne et essaie de nouveau. À nouveau, le voilà renversé par la vague.

Il n’y a personne aux alentours. Pourtant, il sent qu’on l’observe.

À quel jeu est-on en train de jouer ? Une force obscure dissimulée dans le vent lui fait lever la tête : le cerf-volant est là, qui le fixe avec ses deux grands yeux ! Il n’a jamais rien vu d’aussi beau ! Son premier réflexe est de saisir le fil pour le ramener à lui. Une vague plus énorme que les premières se dresse du ruisseau. Le roi terrifié, s’attendant à se faire culbuter encore, ferme son oeil et…

… derrière son unique paupière close, l’image des deux yeux reste marquée !

–  Je m’appelle Cédille, reine du Bout du Monde, dit calmement la voix au bout du fil. Je crois que tu as quelque chose pour moi.

A-t-il bien entendu ? Son cœur bat très fort.

–  Quelle chose ? Je… Je ne sais pas.

–  Une petite chose comme un crochet, qui fait que les glacons deviennent des glaçons.

Des glakons ? Des glachons ? Il ne sait plus trop ce qu’il est venu chercher ici. La paire d’yeux s’est transformée en deux lèvres rouges. Une bouche qui s’apprête à l’embrasser.

Un bruit de hameçon qui tombe sur une roche le ramène à la réalité, rouvre son œil souverain. Le fil flotte toujours en l’air avec, au bout: rien du tout! Le cerf-volant a disparu !

La vague, tout doucement, retombe à ses pieds et emporte avec elle le petit crochet doré.

D’un regard que le roi prolonge comme s’il s’agissait du film de sa vie, il la voit rejoindre l’autre côté du ruisseau… devenu océan. À quoi bon aller plus loin ? Il a ouvert un autre œil, sur le monde qu’il a découvert au bout du Bout du Monde, à l’intérieur.

Le vent se fait glacial. Il est temps de s’en retourner.

Quand le Maître du pays Sans Nom revient chez lui, on fait retentir les trompettes :

–  Sa Majesté de Sans-Nom déclare que le C qui sonnait comme un S devant le A, le O et le U, et qui nous causait tant de problèmes, a dorénavant été remplacé par un C Cédille. Plus de baseball, plus de bisbille ! C’est dit !

Le jour même, le jeune pêcheur est nommé conseiller personnel de Sa Majesté, qui en profite aussitôt pour lui demander s’il a d’autres informations concernant la reine Cédille. Il en est tombé follement amoureux et voudrait faire sa connaissance. Le garçon lui explique que celle-ci est une Cervolante, et qu’aucun hameçon ne servira jamais à l’accrocher.

Le roi le regarde blanc dans les yeux. Enfin, il peut boire son verre d’eau froide avec des glaçons !

 

 

Auteur : Woups Laflammèche d’après une idée de Samy Antoine, Cédric Sanago et Christos Aguilar Stamatelos.

 


 

Questions

 

 

  1. Trouve, dans le texte, trois mots contenant une cédille.
  2. Si tu avais été à la place des valets, aurais-tu compris ce que voulait le roi ? Pourquoi ?
  3. À un certain moment de l’histoire, le roi devient-il un roitelet. Que lui est-il arrivé ?
  4. Dessine un ruisseau. Dessine un ruisselet. Trouve d’autres mots auxquels ont peut ajouter une terminaison en « et »  ou en «  ette ».
  5. Trouves-tu que cette histoire finit bien? Comment pourrait-elle finir autrement ?