La Bille du Grand-Amour

La nuit, comme un grand papier d’emballage piqué d’étoiles, se retire. Elle laisse le monde aux soins d’un soleil qui pointe son gros nez rouge à l’horizon.

Pour les deux silhouettes suspendues l’une à l’autre au bout du quai, ce jour sera celui de tous les mystères, de toutes les craintes, de tous les espoirs. C’est le jour du Grand Départ.

Avant midi, Alexis doit quitter leur pays pour sa nouvelle vie. Si tout va bien, Estelle et la petite famille qui grossit dans son ventre le rejoindront dans un lendemain pas trop lointain… C’est certain!

Pas un mot entre les amoureux. Juste un vieux bateau apparu à l’heure prévue, puis peu à peu disparu au fond de la brume grise de leurs yeux. Chez les amoureux, les bateaux reviennent une fois, deux fois, toujours… Tandis qu’Estelle s’en retourne à la maison, un monstre marin enroule ses écailles autour de son cœur déjà plus vieux que le bateau. Plus vieux que tout jour.

–  L’histoire n’est pas finie, murmure le Vent.

Estelle se retourne. Il n’y a personne, ni derrière, ni devant. Le Vent transporte l’odeur du large, des algues, des vagues. Il continue, doucement :

–  Elle n’est pas finie. La suite est dans ta main.

Elle l’ouvre, cette main. Un rayon de lumière vient s’y déposer. Sans y penser, elle le fait rouler entre ses doigts. Le roule en boule. Une petite boule multicolore et transparente qu’elle porte, sans y penser, au bord de ses lèvres. Le Vent se mêle alors à son souffle et l’emmène avec lui dans le soir.

La vie est un voyage. Il arrive parfois que de malheureux passagers, engloutis dans le ventre de la bêtise humaine, soient protégés par une force plus grande que toutes les horreurs de la terre : le cœur de quelqu’un qui les aime. Ces voyageurs se transforment alors en billes d’une lumière très rare, polie dans les intestins de l’enfer… et ils valent très cher! C’est ce qui est arrivé au bel Alexis.

Dès qu’elle a posé son museau sur le rivage de l’île où vont s’échouer tous les malheurs du monde, la Bête nauséabonde à moustache dégoulinant de bave a été secouée de hoquets inquiétants. Elle n’a pas encore appris à digérer ses appétits, faut croire. Le bruit! L’odeur! Le résultat est si dégoûtant que l’horrible créature regagne aussitôt les profondeurs de l‘océan!

Juché sur la pointe du rocher du coin, Oswald le pingouin solitaire a suivi la scène. Il s’assure que ses confrères ne se doutent de rien. Il s’approche sur la pointe des palmes, à reculons, de la plage où s’est produit l’incident. Là, parmi la flaque vaseuse, il y a quelque chose de spécial. Un reflet étrange. Un petit miracle!

Eh oui! Incroyable! Enfouie dans la bille lisse, parfaite, à l’abri des tous les regards sauf du sien, l’âme pure d’Alexis est prisonnière. Oswald jubile. Il va pouvoir en tirer une jolie somme. Dans une rotation de 180 degrés, il se glisse derrière le rocher et déboule place du Marché aux poux.

C’est vendredi. Il y a foule. Notre pingouin, trésor sous l’aile, passe sans regarder devant l’échoppe de Pou de Castor, de Pou de Renard, et même celle de Pou de Chameau, et se dirige vers le peu fréquentable et peu fréquentée repaire de Pou de Chou. Le plus redoutable trafiquant du Marché aux poux.

Oswald tasse le rideau. Sans autre forme d’invitation, il ouvre le bec et laisse tomber sa trouvaille sur le comptoir. La petite boule brillant de tous ses feux roule vers Pou qui écarquille les yeux. Lorsqu’elle est rendue au bout de la table, sur le point de tomber, elle s’arrête. Nul besoin de l’examiner. Il la reconnaît tout de suite :

–  …la bille du Grand-Amour!

–  Que me donnes-tu en échange, compère Pou?

–  Ben, ça dépend de ce que tu veux!

Compère Pou, il faut préciser, n’hésiterait pas à vendre sa mère, sa chemise et même toutes les salades (traditionnelles ou crémeuses) de son chou pour obtenir ce qu’il veut. Il sait que la bille du pingouin vaut à elle seule plus que toutes les autres réunies. Il n’a rien à perdre… et Oswald sait qu’il a tout à gagner.

–  La bille bleue! lance ce dernier.

Pou fait la moue :

–  La bleue? Elle n’est bonne qu’à ramasser de la poussière au fond de ma poche.

–  Il paraît qu’en roulant elle donne sa forme au rocher, au nuage, à l’océan. Et elle ne se trompe jamais.

Pou sort de sa poche une poignée de billes variées. Il les fait rouler dans le creux de sa paume, en disant :

–  Et pourquoi tu ne prendrais pas la rouge? Elle contient toute la sagesse du Passé. Ou encore cette belle jaune, qui fait miroiter l’Avenir? Mais je vois que tu y tiens vraiment, alors prends la bleue. Tu peux même les avoir toutes les trois… Moi, je ne veux que ton bien. Seulement, si tu permets, je dois leur faire un petit traitement avant.

Il tire un mouchoir de sa poche et se met à frotter les boules de verre. Une à une. Pour enlever toute trace de mauvaise intention. Ça fait crôa-côa…

C’est le moment qu’attendait le Vent. Il frappe à la porte. Boum! Boum! « Entrez! » Il frappe à la fenêtre. Boum, boum, boum!! « Entrez, entrez! » Il entre par le tiroir et se dirige vers le comptoir. D’une pichenette, il fait tomber la bille du Grand-Amour au milieu des autres dans la main de Pou.

Passé, Futur, Présent s’entrechoquent. C’est l’électrochoc! Nos deux compères se cognent la caboche en dégringolant au sol. C’est la panne de courant, le black-out total! Le Vent a récupéré la bille avec Alexis dedans et l’emporte au loin, loin…

Au loin, Estelle, à l’heure où les bouleaux commencent à s’illuminer de l’intérieur, a tout juste le temps de voir filer son grand amour, de l’attraper… et de le garder.

Dressée devant la mer, la morve au nez dans le brouillard qui se dissipe, elle regarde la silhouette d’un bateau venir, partir, revenir, repartir comme les vagues à la dérive. Un gros nez rouge brille à l’horizon. Avec sa bille sur le cœur pour seul bagage, elle embarque.

 

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Michel Woups Pirro

Décembre 2020 à avril 2023

 

Photo : Bille Nemaste/la bille.com