Comment les contes sont nés?

C’est l’heure. Avant de se coucher, le soleil pose un baiser, rouge, humide, sur le font de la terre. La forêt est fébrile. Les chasseurs se préparent pour la nuit. Les chassés aussi. C’est comme ça depuis toujours, et la vie ne s’en porte pas plus mal.

Un cri tout à coup résonne entre les branches:

–   Hé! Soleil! C’est bientôt fini les mamours?

Je ne dirai pas ici qui a ouvert le bal. Par contre, cette première exclamation est automatiquement suivie par un véritable concert de lamentations venant de toutes les créatures. Un immense malaise soulève tous les coins et recoins de la nature.

La raison c’est qu’aujourd’hui, au lieu de disparaître derrière la colline comme d’habitude, le baiser se prolonge.  Le soleil reste là. Accroché? Suspendu? On ne sait même pas depuis quand puisque en s’arrêtant, l’astre du jour a arrêté le temps. En plein jour ou en pleine nuit, ç’aurait fait moins de vagues… mais au crépuscule, ça ne passe pas!

Alors, comme il arrive souvent en certains moments de crise (et celle-ci en est une grave), les différentes espèces animales délèguent chacune un représentant de leur force vive au pied du Premier Ruisseau.

On ne se perd pas en inutiles discussions. Il faut trouver moyen de décoincer la boule de feu. Merle est porté volontaire. Le petit volatile saura discrètement recueillir les informations nécessaires à ce que la vie reprenne son cours.

Mais ni l’oiseau, ni aucun des cerveaux maîtres de l’opération n’a prévu une évidence : même si on pouvait voler éternellement, impossible d’atteindre l’horizon! Le soleil se moque de qui voudrait l’attraper. Notre Merle a beau s’approcher, se coller, il réussit seulement à se faire griller les plumes de son poitrail. À son retour le nom de rouge-gorge lui est resté.

Vu que la voie des airs ne donne rien, on tente autre chose. Cette fois, c’est Saumon, le fringant, qui s’élance. Rapide comme l’éclair, le poisson remonte le jour, les heures, les minutes, jusqu’à la seconde d’origine de l’éternité. Là, au-dessus de sa tête, il y a le soleil! Saumon saute et, d’un coup de gueule, le happe. Le trésor bien au chaud dans son ventre, il se dirige vers les autres réunis au pied du Ruisseau.

On l’écoute bouche bée. Pourtant, tandis qu’il relate son exploit, on peut voir là-haut, au sommet de la colline, posant un baiser sur le front de la terre, celui qu’il dit avoir avalé… Les rires fusent. Fou de rage, Saumon bondit vers le ciel, vers le soleil. Grizzly le cueille en passant. La couleur de la chair entre les crocs de l’ours prouve que le malheureux avait raison.

Dans la forêt, c’est le découragement. Le beau mouvement d’unité entre les animaux vient d’en prendre un coup.

Rrrrouin… Un bourdonnement vient déranger le silence qui pèse sur l’assemblée, rrrrrouin…  Le moustique se pose lourdement sur un roseau. Son abdomen est rouge, gonflé.

–   J’ai vu un être bizarre qui tenait le soleil prisonnier, dit-il.

Les paroles ont l’effet d’une bombe. Le minuscule insecte poursuit :

–   J’ai même réussi à lui piquer une bonne gorgée!

Où se trouve le coupable? On s’apprête à y aller tous ensemble pour lui donner une bonne leçon. Mais Moustique se dresse devant la foule. Il les convainc plutôt de lui faire confiance et, avec un commando de ses semblables, de le laisser prendre le mystérieux personnage par surprise.

Ok. Un nuage d’insectes piqueurs décolle donc du ruisseau et s’enfonce dans la forêt. Il est difficile de dire combien de temps l’armée a sillonné buissons et fougères, le temps lui-même étant suspendu. Moustique connait le chemin. Il retrouve vite l’humain. Car oui, c’est bien lui! Vous l’avez deviné peut-être.

Étendu dans la mousse, les deux pieds appuyés sur une roche tout en rondeur, notre ami se repose. Après une longue et pénible journée passée à chercher le sens de la Vie, c’est bien mérité! Les deux mains derrière la tête, un brin d’herbe entre les dents, il contemple…

Il contemple le soleil en équilibre sur son brin d’herbe! Le soleil qui n’ose pas se coucher, ni même bouger, de peur de tomber! Le soleil hypnotisé!

Les moustiques veulent lancer l’attaque. Leur chef, qui a déjà goûté du sang de l’ennemi, les retient.  Il a une meilleure idée. Le seul moyen de libérer le soleil des griffes de l’humain, c’est de le faire virer fou.

C’est ainsi que, à chacun son tour, nos maringouins se mettent à tournoyer autour du philosophe. Où sont-ils? Combien y en a-t-il? Mille, dix mille? Toujours aussi bourdonnants, toujours aussi invisibles l’un que l’autre. La stratégie fonctionne. L’humain n’en peut plus. Il perd le contrôle. Il se redresse et tente de chasser les bestioles avec sa casquette.

L’effet est instantané. Le soleil désarçonné bascule dans le vide. La bataille est gagnée. Une nuit d’une noirceur absolue s’abat sur la forêt.

Au pied du Ruisseau, c’est le choc, la confusion totale. C’est qu’à force de patienter, on a perdu nos habitudes de vie nocturne. Et puis, elle est arrivée de manière si brusque, cette nuit! Sans même une petite étoile (sans parler de la lune), pour nous éclairer un peu…

Moustique, même dans le noir, retrouve le chemin du retour. Il s’attend à être accueilli en héros. Surtout que la presque totalité de ses troupes, ayant perdu tout réflexe de prudence, s’est fait gober par les grenouilles affamées. Non! Quelle déception! Incroyable mais vrai! Le verdict du peuple de la forêt est unanime : on aimait mieux comme c’était avant!!

Puisqu’il connaît si bien le chemin, Moustique doit retourner voir l’humain et essayer de le convaincre de refaire le truc de magie qu’il a fait.

En bon soldat, Moustique obéit. Rrrrouinnn… rrrrouinnnn… Il a effectué les trois-quarts de son trajet, lorsqu’une odeur particulière vient lui chatouiller et le nez et la trompe et les antennes. Ça sent le brûlé. Ça pue la fumée. Moustique n’est plus capable, il est obligé d’arrêter.  Devant lui, entre les branches, il assiste alors à une scène qui passera à l’histoire.

L’Humain est toujours là, au repos. Des petits trous qui aèrent sa casquette, s’échappent des lueurs rouges. Faible mais renforcie par l’obscurité, la lumière se reflète sur la fumée qui lui entoure la tête, et qui descend peu à peu sur tout son corps. Moustique n’a pas besoin d’explication. Il devine. Tout à l’heure, dans sa tentative de massacrer la troupe des moustiques, Humain a ramassé sans s’en rendre compte le soleil dans sa casquette et a tout bonnement remis son couvre-chef.

Homo sapiens a quand-même la tête assez dure. Un soleil, même dans un conte, ça finit par chauffer. Il vient tout juste de s’en apercevoir. Ce n’est que lorsque le feu lui a dégarni le dessus du crâne qu’il réagit. Il soulève sa casquette. L’astre aplati, étouffé entre le tissu du chapeau et le cuir chevelu, zigzague jusqu’au sol. Humain, pris d’une épouvantable panique, tape à grands coups de pieds dans la galette carbonisée, en toussant: « C’est quoi ça? C’est quoi ça?»

Il s’acharne comme un lâche sur une victime déjà par terre. La galette, n’en pouvant plus, explose. Et c’est à ce moment-là que ça se produit. Une pluie d’étincelles remonte vers le ciel. Elle remplit la nuit d’un tapis d’étoiles, de petites fleurs lumineuses. Humain se calme soudain. Il regarde, ébloui. Il regarde et il écoute. En silence. Car les étoiles savent parler.

Moustique s’en retourne raconter ce qu’il a vu. Une surprise l’attend au Ruisseau. Au lieu de retrouver l’Ours, l’Aigle, le Crapaud et tous les autres membres de l’assemblée, il rencontre plutôt le Ver de terre, transformé en dragon magique. Le Canard en sorcier. La Loutre en canot volant. Tous veulent avoir un rôle dans les contes fantastiques que l’Humain voit dans les cieux!

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Michel Woups Pirro

Illustration Alain Frigon