La Soupe à l’alphabet

Dédié à Marline Oriental

 

 

 

 

« Mon pays, c’est l’hiver », disaient les canards, les perdrix et les sarcelles. « Mon pays, c’est une job », répondaient deux yeux fermés, les culottes pas zippées, à la manufacture. Et moi je dis que mon pays, c’est une soupe à l’alphabet, cotée cinq étoiles dans le Guide Michelin. Laissez-moi vous expliquer.

J’étions en train de jouer à Nomme-moi, un excellent jeu pour développer le vocabulaire, aux éditions Gladius. Je lance le dé : quatre ! Je pige une carte : « Nomme-moi quatre raisons d’aller à l’hôpital. » Facile : 1- Pour mourir. 2- Pour venir au monde. 3- Pour voir quelqu’un qui est venu au monde. 4- Pour manger de la soupe à l’alphabet.

Je suis un homme de parole. Sachez que le lendemain je m’étais magasiné une belle jaquette à craque dans l’établissement le plus branché… sur le soluté et les antibiotiques… en ville, l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, et me suis retrouvé devant un bol fumant de soupe à l’alphabet.

J’en étais littéralement flabbergasté, comme si un dix-huit roues m’avait passé sur le corps. Trente ans dans l’enseignement, et jamais je n’avais eu le moindre doute de cette collaboration secrète entre mon ministère, celui de l’Éducation, et celui de la Santé.

Tous les heureux élus conviés à leur cabaret se penchaient en ce moment sur la même question : combien de voyelles dans ma cuiller ? Faut le faire ! Il y en avait même pour les employé.e.s à la cafétéria !

On peut se demander en quelle langue cette soupe, une fois déglutie, se faisait digérer. C’est personnel, comme dirait mon voisin. Je ne peux cependant m’empêcher d’y voir un autre signe de l’incroyable détermination de nos stratèges gouvernementaux. Ce ne sont pas des nouilles, eux !

J’allais de surprise en surprise. Le lendemain, comme je devais subir un examen et que, dans mon état, j’avais besoin de quelqu’un pour rouler ma civière, j’attendais dans le corridor. Soudain, parmi la cohue de préposés, de médecins, d’infirmières, d’auxiliaires, de stagiaires, de patients, de moins patients et de visiteurs, j’aperçois une paire d’yeux en forme de sourire. On l’aurait dit sortie de cet instant entre les deux minuits: celui qui finit et celui qui commence. Mais j’étais sûr de mon coup…

–   Es-tu déjà allée à l’école Barclay ?

–   Monsieur Michel !!!

C’était Milda Oriental. Ma première année en enseignement ! Ma première classe d’accueil ! Je me rappelle très bien l’arrivée de la famille Oriental. Quelques mois après le début de l’année scolaire, en novembre. Ils étaient six. J’avais les trois grandes sœurs , Chantal, ainsi que les jumelles Marlène et Marline (Marline est malheureusement décédée il y a deux ans) dans mon groupe. Milda, huit ans, était dans la classe de ma collègue Agnès, avec son frère Rémi. Georges, lui, était dans la classe de Sammy, je crois.

Je m’en souviens d’autant mieux que l’arrivée de la famille Oriental a été comme un baume sur mon cœur de jeune prof. L’atmosphère de ma classe avait été jusque-là plutôt turbulente, avec des enfants aux vécus difficiles. Ceux-là, par contre, étaient calmes, polis, appliqués. J’allais enfin pouvoir enseigner !

Milda n’est pas devenue gouverneure générale. Elle n’a pas été élue à l’Académie française non plus. Elle a trois beaux enfants et elle aime son métier, même si elle trouve difficile à la longue de travailler avec des gens maganés. Les Oriental oeuvrent tous dans notre système de Santé, sauf Rémi (ou Georges) qui est chauffeur d’autobus. C’est le ciment de notre société.

Sur les dix jours où je suis resté à l’hôpital, on nous a servi trois fois de la soupe à l’alphabet. C’est une excellente moyenne. J’ai aussi vu Milda trois fois. La dernière, c‘était durant sa pause. Elle est arrivée dans ma chambre avec un café Tim Horton’s et un biscuit. Le lendemain, elle quittait pour Haïti, passer trois semaines de vacances bien méritées !

Mon pays c’est un hôpital (parlez-en aux gens de Montfort). Ouvert jour et nuit, 365 jours par année. On y sert de la maudite bonne soupe, croyez-moi !

 

Michel Pirro

17 décembre 2018

Crédits illustration : PBS