La Balançoire fantôme

Hier, si vous aviez interviewé les cordes à linge de mon quartier, elles auraient probablement déclaré être sous le choc… que c’est un coin tellement tranquille ici… que jamais elles n’auraient pensé… Il ne faut pas se fier aux cordes-à-linge. Ce sont des têtes en l’air.

Hier donc, mon amie Mouche s’était posée sur une corde à linge. Tandis qu’elle se frottait, se refrottait les pattes de devant, astiquait les centaines, les milliers d’yeux quelle a autour de la tête avec celles du milieu, et lissait religieusement ses ailes avec celles d’en-arrière, une brise légère s’est mise à souffler. L’odeur d’assouplisseur émanant des serviettes, chaussettes et autres bobettes mises à sécher lui rappelait les jardins de son enfance. Soudain, sans avertir, la douce brise s’est transformée en démon ! Un démon qui essayait les chemises l’une après l’autre, qui gonflait les draps suspendus comme les voiles d’un vaisseau.

Je dois vous dire tout de suite que Mouche n’est pas mon amie pour rien. Elle a du caractère, et j’aime ceux qui ont du caractère. Voyant que le dit vaisseau ne semblait pas trop savoir où il allait, elle décida d’en devenir elle-même son capitaine! Je ne sais pas ce qu’il avait mangé, ce capitaine (je veux pas trop le savoir non plus), mais le bâtiment s’est tout à coup arraché du sol et a commencé à naviguer le long de la rue des Inconnus, a bifurqué vers celle des Connaissances pour enfin s’arrêter au coin du boulevard des Amitiés. Stop!

Ce n’est pas par manque d’envie de continuer, non. Les pantalons et les blousons à capuche sur la corde battent fièrement pavillon, bien déterminés à poursuivre l’escapade.  Non, c‘est que la route est bloquée.

Un barrage de gyrophares bleu blanc rouge balaie l’air. D’un coup d’ailes, Mouche descend voir de quoi il en retourne. Ce qu’elle apprend là suffit à débrancher de leurs poteaux de téléphone toutes les autres cordes à linge du voisinage qui l’ont suivie.

« C’est une fusillade! » lui glisse à l’antenne un vieux matou qui a tout vu. « À deux pas de l’école, en plein jour, sous les yeux du brigadier scolaire en plus! Nom d’un chat, ils n’ont pas d’honneur les voyous d’aujourd’hui! Dans mon temps, on réglait nos comptes de façon civilisée! »

Un véhicule, portières grandes ouvertes, a été abandonné au beau milieu de la rue par les fuyards. Agresseurs et victimes ont pris la poudre d’escampette ensemble. Les policiers finissent de tendre un ruban barrière autour de la scène. Mouche s’envole et va se poser sur le bandeau de plastique. Trop curieuse de savoir ce qui s’est passé, elle se met à l’arpenter de long en large. De large en long. Tout un caractère, j’vous dis!

Soudain un museau humide, énorme, se pointe sur son chemin. C’est Bungie, le berger allemand de l’Escouade canine, à la recherche de quelques douilles encore fumantes, reliquats du méfait. Mouche le salue.

L’expert en poudre à canon va renifler ailleurs. Sans répondre, il a d’autres chats à fouetter. Tant mieux! Mouche, fine limière à sa façon, a détecté dans l’air un fumet particulier. Une odeur qui ne ment pas. L’inspecteur à quatre pattes lui a laissé un cadeau… une offre qu’on ne peut pas refuser!

Les chiens déposent habituellement leurs cadeaux au pied d’un lampadaire. Or, Mouche n’est pas la première arrivée; il y a de l’excitation dans l’air! Plusieurs de ses consoeurs déjà au parfum exécutent des acrobaties autour du poteau! Elles la laissent pourtant passer; on ne sait jamais, ça pourrait être dangereux… Déception: les petites boules brunes ne sont en fait que des écales de cacahuètes, vides, aromatisées au petchouli par un spécialiste en farces et attrapes!

Non loin de là, juché sur un banc public, Écureuil rit dans sa barbe.

Quelle mouche a piqué Mouche? J’sais pas. Elle n’a pas besoin de ça. Elle a la mèche courte mon amie, j’avoue. Surtout, elle ne digère pas se faire tromper la trompette! Le regard de ses yeux composés plonge comme autant de bombes atomiques prêtes à exploser dans ceux d’Écureuil. Toutes les bestioles du quartier, volantes ou rampantes, s’effacent pour faire place au face à face.

Le rongeur farceur croque sa pinotte de travers. Il baisse panache et sautille hors de vue, de l’autre côté de la rue. Mais… l’autre côté… ça veut dire la cour d’école!? Eh oui! Quelle idée que de construire une école à deux pas d’un lieu de fusillade… Je me serais attendu à plus de jugeotte de la part de nos décideurs publics!

Une chance que la directrice de l’école a été plus prudente. Elle a décrété que, même si c’est l’heure de la récré, personne ne sort. Personne? Pas vraiment. Il y a une présence… Quelque chose seuls certains individus très «spéciaux» peuvent apercevoir. C’est un fantôme. Une balançoire fantôme, plus exactement. Qui fait le tour de cour en cour d’école. Il y a une rumeur qui court parmi les cordes à linge qui veut que quiconque réussirait à s’asseoir et s’y balancer dedans pendant au moins une minute verra aussitôt apparaître un trésor. Sauf qu’aucun être humain, ni même le plus rapide, ni le plus intrépide, n’est jamais parvenu à réussir l’exploit. Pourquoi? Elle disparaît à peine notre pensée l’effleure-t-elle du doigt.

Mais, quand on est une mouche, un écureuil (ou moineau, tant qu’à ça) voir cette balançoire-là ça pose zéro problème. Je dirais même que c’est une des cachettes préférées de la faune sauvage de nos villes et de nos villages; à l’abri des regards indiscrets. C’est justement vers elle, vers cette balançoire suspendue par des cordes invisibles à nulle part, qui se balance toute seule, que se dirige, un brin piteux, notre ami écureux.

Au tour de Mouche de rire un peu. Elle bat facilement le vieil Écureuil de vitesse, s’accroche de ses six pattes au dessous de la planchette grinçante, et se dodeline en lui préparant un bon «BOUH!» bien senti…

C’est elle qui fait cependant le saut lorsqu’une silhouette se découpe, transparente à l’envers du bleu du ciel. Un enfant! D’où il sort celui-là? Il ne devrait pas être à l’intérieur avec les autres?

Chose certaine, l’Enfantôme (oui, c’est bien lui! certains d’entre vous l’auront reconnu) voit la balançoire aussi clairement que moi je vous vois. Il l’empoigne à pleines mains et saute dessus. Mouche zigzague, virevolte pour éviter la collision frontale avec le petit phénomène qui tire, qui pousse et tire déjà avec toute la force de quelqu’un qui sait que va apparaître un trésor…

Il se passe alors quelque chose d’incroyable, même pour une mouche, même pour un écureuil! Les cordes de la balançoire se mettent à vibrer. À vibrer comme vibrent les cordes d’un violon, et à jouer la plus vieille complainte de tous les temps: celle des mots gardés secrets dans toutes les langues du monde… Mouche ne sait plus quoi faire!  Sous ses ailes épouvantées s’ouvre grand la gueule de l’enfer, avec ses mots qu’il ne faut pas dire! Elle vole chercher du secours.

Il ne reste que quelques secondes avant que ne s’écoule la minute et qu’apparaisse le trésor. L’enfant redouble d’efforts. Les cordes ne vibrent plus, elles grondent.  Leur plainte grimpe, grimpe jusqu’au ciel où elles plongent, pour se perdre dans les étoiles.

58 secondes, 59… Une grêle de rubis, d’émeraudes, de lunes, de soleils, de pommes d’or bien mûres s’abat sur la frêle créature assise dans la balançoire. Le gagnant du gros lot n’a qu’à tenir un petit sac en papier brun sur ses genoux pour que s’y engouffrent toutes ces richesses.

La minute est finie, l’enfant a gagné!

Wouf wouf ! C’est l’Escouade canine! Bungie, le seul et unique, qui accourt! Qui court! Qui court, museau frémissant, langue bien pendue, avec Mouche qui fait du rodéo sur sa queue. Qui court puis freine fret net sec, au milieu de la cour, devant… rien du tout!

Avez-vous déjà vu ça, un rien du tout? Ça ressemble à rien du tout. C’est plein de jours heureux ou malheureux. Des jours que l’enfant a vécus et ceux qu’il ne vivra jamais plus, parce qu’il se balançait à la mauvaise place au mauvais moment. Crissement de pneus. Incident de parcours. Un rien du tout qui se balance encore au milieu des gyrophares bleu, blanc, rouge. Un rien plein du vide dans le coeur de ceux qu’il a quittés pour toujours. Un rien du tout, mais plein d’amour.

Pling! Un bruit délicat de lueur d’étoile sonne sur la surface asphaltée. Tous les témoins, fantômes et brises ici présents vous le confirmeront : une douille de balle de fusil vient de tomber du rien du tout!

L’enfant voudrait expliquer aux sergents-détectives qui viennent d’arriver que la pièce à conviction sur laquelle ils sont penchés lui appartient. Balle perdue échappée de son coeur en papier… Impossible! Il a beau crier de toutes ses forces, personne ne l’entend.

Voilà que la balançoire ralentit. Elle réfléchit. Elle s’arrête, laisse son petit protégé débarquer, puis lui dit: «Profite de la confusion pour t’échapper par en arrière. Faufile-toi, ni vu ni connu, entre les auto-patrouilles et monte dans le premier autobus, boulevard des Amitiés, qui passe… Ciao! Bye!»

De retour sur son banc public, Écureuil grignote une pinotte. Ses petits yeux noirs ne rient plus… parce qu’il a tout vu.

Mouche, pour sa courageuse intervention, fut nommée membre d’honneur de l’Escouade canine. En guise de récompense, on lui remit un cadeau. Un vrai, celui-là, comme elle les aime.

Quant à l’Enfantôme, la rumeur dit qu’on peut parfois l’apercevoir dans l’autobus. Assis en silence, il regarde l’intérieur d’un petit sac de papier brun. Si une lueur rouge se reflète sur les souvenirs de ses bons jours avec sa famille, avec ses amis, il rit. Mais quand la lumière est bleue, il voit que sa vie est finie et il pleure.  Attention! N’allez pas lui parler, sinon tous les passagers et les passagères de l’autobus verront leurs cheveux virer automatiquement plus blanc que blanc.

Michel Pirro

QUESTIONS

1- Que représente la balançoire fantôme pour toi?

2- D’où vient l’enfant?

3- Où va-t-il?

4- Quels sont les fameux mots que chante la balançoire?

5- As-tu des suggestions pour prévenir la violence?»

Soufflez par ici

Par un matin de bonheur sans nuage, Fany est née bulle comme d’autres naissent poire, chaussette ou ptérodactyle. Depuis qu’une fillette aux joues gonflées l’avait mise au monde, elle n’a cessé de gravir les échelons de la société.

Elle avançait fièrement dans la brise matinale. Forte de sa conviction d’être la plus grande, la plus belle de la petite tribu issue d’un simple souffle d’enfant, elle épousait les caprices du vent. Ou, plutôt, elle imaginait que c’est ce dernier qui se pliait à ses quatre volontés : monter au-dessus de la clôture, contourner les branches, se poser sur l’aile d’un papillon et… narguer les autres membres de sa famille qui, en file indienne, peinaient à la suivre!

Ils la perdirent bientôt de vue.

Max, le benjamin guère plus gros qu’un pois chiche, prit la parole :

– Je crois que nous devrions aller par-là, dit-il en roulant vers la gauche.

– C’est un sens interdit! objecta un cadet.

– Raison de plus… intervint sa jumelle.

– Tu ne connais pas notre soeur ?!? renchérit une troisième.

– On y va! entonnèrent-ils en chœur, avant d’emboîter à la queue leu leu le pas à Max.

La vie nous réserve parfois des surprises. Voilà que le vent eut une de ces imprévisibles sautes d’humeur qui l’ont rendu célèbre et dispersa tout ce beau monde. Max se retrouva seul, à flotter sans trop savoir où il était, où il allait.

Sa dérive ne dura pas longtemps. Avez-vous déjà entendu une bulle crier pour sa survie? Coincée entre la pointe des crocs d’un énorme monstre, l’intrépide sphère savonneuse se débattait de toutes ses forces. N’importe qui en sa position aurait senti l’heure de sa fin arrivée, claquant sous la langue, croquant sous la dent. Pas Max; tandis qu’il se tortillait comme un diable dans l’eau bénite, il aperçut son aînée, droit devant, à un jet de pierre du museau qui l’avait attaqué.

Il réussit à se libérer et s’éleva hors de portée de la mâchoire du chien de garde. Gonflé de rage, de courage, ses éraflures luisant comme peinture de guerre sous les rayons du soleil, il se dirigea tout droit vers l’endroit où se retrouvait Fany… en étrange posture, décidément!

Imaginez la colonne vertébrale d’un fantôme à moitié oublié. Trois bulles figées, suspendues au-dessus d’un humain, sorties directement de sa casquette. Fany trônait au milieu.

Il l’appela. Elle ne répondit pas, prisonnière d’un monde de silence. Il voulut l’approcher. Le vent, comme il avait empêché les autres, mit toutes ses couleuvres en travers du chemin. Fany, elle, ne broncha pas.

Elle pensait.

Elle pensait à ce que pensait l’humain sous sa casquette. Ça formait comme un nuage au-dessus d’elle. Ça planait, lourd et menaçant. Ça se remplissait de mousse. Une mousse rouge, brûlante.

De la sauce tomate! Cet humain pensait à de la sauce tomate. En silence.

Fany éclata!

Un million de larmes multicolores la pleurent encore.

Crédits photos: Pixabay et Tom Grieve

Activité

Fais un résumé de ce conte sous forme de bande dessinée.

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Pour en savoir plus sur les bulles de savon, une fable de Franc-Nohain (1933):

Requiem pour une petite baleine

 

 

Voir Montréal et mourir!

 

Dix-sept tonnes,

dix mètres et demie.

Petite baleine, petit rorqual

petit bonheur, larmes de métal

a roulé sa bosse jusqu’ici

fait la roue devant le cirque

quand tout allait moins bien que mal

seulement pour nous dire

«Ça va venir, ça va venir,

Découragez-vous pas!»

 

Que cherchais-tu, belle migrante?

Voir Montréal et mourir?

Mais c’est nous qu’on t’a vu

sauter comme Vésuve

au milieu de la place Jacques-Cartier!

 

Que chantais-tu? Quel cantique

pour les péchés des Amériques

as-tu emprunté au Titanic?

 

Tu n’avais pas le sens du tragique

ni des trajets géographiques

quand ton iceberg a frappé ma ville.

 

Tous nos cœurs avec toi

sont partis en fugue

gros comme cétacés

en covid et en couleurs.

 

Petit rorqual, petite baleine,

il y a longtemps que j’aime

t’avoir vu vivre à Montréal.

Jamais je ne t’oublierai!

 

 

Le Pangolin et la Chauve-Souris

Dédié à la mère d’une amie, décédée le 1er avril 2020 de la covid-19.

 

 

 

Le soleil commençait déjà à faire noir. La Petite Chauve-Souris Brune desserra ses griffes sur le plafond de la grotte. Ses ailes s’ouvrirent, en parachute, pour aussitôt se mettre à battre en direction du panier que Maman tenait entre les dents.  Des tartelettes portugaises, une canette de crime soda et un rouleau de papier de toilette pour Mère-Grand, en quarantaine depuis cinq semaines au beau milieu de la forêt. La petite brunette saisit du bout de la patte le précieux colis et s’élança dans l’air frais du crépuscule.

Toute concentrée sur sa noble mission, Pipi (c’était son nom) ne se doutait pas que, du haut de son drone, l’inspecteur Pangolin suivait chacun de ses mouvements.

Pangolin! Quel numéro celui-là! Un flic comme il ne s’en fait plus… Tellement bardé de badges, de médailles, que tous les jeunes loups de la Sécurité Publique salivaient à l’idée qu’il finisse, un jour, par se casser la gueule afin de pouvoir les récupérer. Paraît qu’elles porteraient bonheur! Mais, ses médailles, Pangolin les avait tatouées sur le cœur. Impossible qu’il échappe n’en serait-ce qu’une seule!

 

 

Pipi se tirait bien d’affaire. À coups de zigs et de zags, elle se faufilait entre les arbres, gobant mouches, moustiques et papillons imprudents sur son chemin. Grande fut sa surprise quand le radar dans ses oreilles dessina, soudain, droit devant, la forme d’un animal totalement étranger dans ces régions! Pangolin, au long et fin museau, avait prévu son trajet. Accroché à une branche de pin, il l’attendait.

–   Vous savez que vous n’êtes pas supposée vous promener pour rien, mademoiselle. C’est la pandémie. Tout le pays est en confinement. J’espère que vous avez une bonne raison pour n’être pas restée à la maison!

Halte obligée! La Chauve-Souris se posa avec son bagage au bout de la branche.

–   Je vais apporter ces quelques provisions à Mère-Grand qui est en quarantaine depuis cinq semaines. Elle en a bien besoin.

Là d’où il était, l’inspecteur pouvait humer l’odeur des tartelettes portugaises. Le parfum lui monta peut-être à la tête, puisqu’il laissa le petit mammifère volant reprendre son panier et poursuivre sa route.

 

Pipi pressa le vol. Elle arriva bientôt au gros arbre mort au creux duquel séjournait son aïeule. Le code secret pour entrer était assez simple :   il suffisait de chanter « Bonne fête » – un air que tout le monde connaît – dans l’interphone. Mère-Grand donnait tout de suite son OK.

Ce soir-là, curieusement, elle ne répondait pas. Ce devait être à cause de la télévision. Devenue dure d’oreille, la vieille en montait souvent le volume. Pipi chanta encore, plus fort.

–   Ah! C’est toi ma chérie? fit une voix maigrelette. Entre, entre!

Elle se glissa alors dans le trou du vieil arbre mort. Il y faisait un noir d’encre. Seul l’écran de la télé, au fond, diffusait une lueur bleuâtre, mouvante. Incertaine. Pipi, comme tous les chiroptères de son espèce, n’avait habituellement aucune difficulté à se repérer dans la noirceur, mais là…

Quelle était cette forme suspendue au mur pourri du trou? Mère-Grand ? Depuis quand avait-elle le nez si long? Et toutes ces médailles? La Petite Chauve-Souris allait pousser un cri  – c’était la meilleure façon de savoir ce qui en retournait -, quand la forme allongea la patte et demanda :

–   Que m’as-tu apporté aujourd’hui?

Pipi bouche bée ouvrit le panier, en sortit les tartelettes, la canette de crime soda… et le papier de toilette. D’une de ses longues griffes, Pangolin (vous aviez deviné que c’était lui!) saisit le rouleau et commença à le dérouler. Ce n’était pas du vulgaire papier hygiénique, c’était un arc-en-ciel qui se déroulait, déroulait, emplissant l’arbre de toutes ses couleurs.

–   Où est ma grand-mère? s’écria Pipi.

–   Ça va bien aller… bien aller… lui répondit Pangolin.

–   Ça va aller mal si vous ne me dites pas  maintenant où est Mère-Grand !

–   Elle est partie chercher la lumière au bout de l’arbre.

La lumière au bout de l’arbre? Qu’est-ce que ça voulait dire?  Pipi sentit la panique la gagner. Elle se mit à mitrailler le trou de ses cris. À gauche, à droite, en bas, en haut, partout. Tous les échos, du tronc, des branches, des racines même lui répondaient, mais pas un mot de Mère-Grand!

Aveuglée par la colère et par cet arc-en-ciel qui remplissait le trou à en craquer, Pipi vit clairement l’inspecteur Pangolin lui passer les menottes aux mains, en déclarant :

–   Petite Chauve-Souris Brune, vous êtes en état d’arrestation!

–   Pou… pou… pourquoi?

–   Pour avoir transporté du crime soda.

Depuis quand était-ce un crime que de transporter du soda? Ce n’était qu’une excuse; Pipi le savait.

L’arc-en-ciel avait fini de se dérouler et avait coulé en dehors de l’arbre. Un silence de plomb était retombé à l’intérieur. Même la télévision s’était tue…  L’animateur, à qui on avait imposé le port d’un masque protecteur contre l’ennemi invisible, ne le portait plus. Confisqué afin de dépanner le personnel des urgences débordées. Ou bien volé. Peu importe. Il n’osait plus parler. De peur de propager les gouttelettes virales, il s’en était  remis à l’interprète du langage des signes pour lire sur sa bouche les mots muets.

Pangolin, lui, comprenait tout.

L’animateur annonçait que les scientifiques avaient découvert que l’intermédiaire par lequel s’était répandu le virus mortel à travers la planète était un animal à long museau, mangeur de fourmis, recouvert d’écailles : le pangolin! On tenait le coupable!

Pipi n’avait rien entendu. Par contre, elle sut à l’instant que quelque chose avait changé.

L’inspecteur lui défit les menottes. Sans autre explication, il la laissa s’envoler vers la liberté.

Pipi ne savait plus où aller. Elle pensait à sa grand-mère. Les mots « la lumière au bout de l’arbre » lui piaillaient en tête. Elle se mit à tourner autour du gros érable mort à la recherche de quelque indice, de quelque espoir.

Elle tourna, tourna… et tourne encore.

Elle tourne en montant, en descendant. Elle suit des courbes qui parfois se dressent comme des falaises, des volcans. Parfois comme des gratte-ciels ou des cheminées.  Et qui à tout moment risquent de se refermer sur elle comme les mâchoires d’une guerre éternelle.

Parfois la courbe s’aplatit. Elle réussit alors à traverser, à passer de l’autre côté. Elle y survole des villes entières, vides de vie. Des carnavals de solitude. Des châteaux voguant sur des mers de tristesse infinie. Et, roulé en boule, le dernier pangolin seul sur son radeau.

 

 

 

Crédits photos  (par ordre d’apparition):

Palawan Council for Sustainable Development, Brock Fenton, Marie-Claude Cyr

 

 

Questions

1-      À quel conte traditionnel cette histoire te fait-elle penser? Quelles sont les ressemblances? Les différences?

2-     Qui sont les chiroptères?  Peux-tu énumérer quelques-unes de leurs principales caractéristiques?

3-     Et Pangolin? Pourquoi se retrouve-t-il seul à la fin de l’histoire? Pourrais-tu imaginer une autre conclusion?

4-     Qu’est-il arrivé à Mère-Grand? Selon toi, que veut dire Pangolin par «la lumière au bout de l’arbre»?

5-     On a beaucoup parlé de courbes durant la pandémie de la Covid-19. Peux-tu expliquer de quoi il s’agit?

 

 

Sapin Ordinaire

Sapin Ordinaire habite en forêt. Là, au bout de la vallée, juste à côté des autres arbres, extraordinaires. Extraordinaires, vous avez bien compris… Sapin Ordinaire a compris aussi. Toute la journée, il lève sa tête pour admirer ses confrères. Ils sont si hauts, si beaux, majestueux ! Lui, il est si petit. Ordinaire.

Il aimerait tellement dire aux autres sapins, érables, épinettes de la forêt, à quel point ils sont impressionnants. Mais il ne peut pas. Car vous savez, une forêt, c’est quoi ? C’est une gang d’arbres qui a arrêté de marcher. Ils sont montés à bord du formidable autobus de la planète et attendent, sagement collés comme des sardines, le passage des années. Toute leur attention est consacrée à ça.

Le petit sapin, coincé, étouffé à la hauteur des postérieurs, ne voit pas le temps passer. Il le devine. Il le devine immense et bleu. Il le devine tel que le voient de leurs myriades d’yeux perçants les adultes.

–   Je veux voir moi aussi ! crie-t-il, de sa minuscule voix de Sapin Ordinaire.

Mais les myriades d’yeux regardent ailleurs. Alors il crie plus fort :

–   Laissez-moi au moins entendre !

Tout à coup, la forêt se tait. Serait-ce que, de leurs myriades d’oreilles, les grands l’auraient enfin entendu ?

Pas une mouche, plus un moustique ne vole. Tout le monde garde son souffle, et écoute.

C’est le temps. L’heure est venue. Charmante au début, comme un grognement d’ourson qui se réveille. Mais ce n’est pas un ours, c’est une machine. Des machines, qui s’approchent.

Le grognement devient soudain vacarme. Les arbres extraordinaires, coincés dans leur misérable autobus planétaire, ne peuvent rien faire. Les voilà coupés, un à un, ébranchés et transportés au loin par la meute aux dents d’acier.

L’heure était venue. Maintenant qu’elle est passée, de la forêt aux myriades d’arbres, il ne reste plus que des souches entre des lambeaux de terre brune. Les machines ont emporté avec elles mouches et moustiques, et les ont remplacés par la poussière jaune du silence.

Seul parmi rien, Sapin Ordinaire se dresse encore au bout de la vallée. Les machines l’ont oublié. Le ciel bleu, immense, lui appartient ! C’est un million de fois plus beau que ce qu’il imaginait !

Mais comment fêter quand tout le monde a quitté ?

Cette nuit-là, il n’y a pas de lune, ni d’étoiles pour voir ses larmes couler.

Or, par un matin ouaté de décembre, après je ne sais combien de jours, de nuits, de bon ou de mauvais temps, il entend comme le grognement d’un ourson qui se réveille. Ils ne l’ont pas oublié ! Ils reviennent le chercher ! Sapin a eu amplement l’heur d’y penser. Il faut se cacher, il le sait. Il ne se demande plus où ni comment… mais pourquoi ?

Il reste planté là, sans broncher. Le bruit se rapproche. Quelle étrange machine ce doit être… On dirait qu’elle s’amuse, qu’elle rit.

Du bout de la vallée, au tournant de la grande roche, émerge un groupe de silhouettes. Ils sont trois, quatre au plus, de différentes grandeurs, qui s’avancent en zigzaguant et se lançant des boules de neige. La plus grande porte une hache appuyée sur son épaule.

Le groupe s’arrête, puis s’élance en direction de l’unique sapin à l’horizon. L’excitation donne des ailes. Les enfants courent, sautent sur les souches comme sur des pierres de ruisseau et encerclent rapidement Sapin Ordinaire. Ils ont enfin trouvé leur arbre de Noël ! Un peu petit, mais faute de mieux…

On dégage la neige au pied du tronc. On prend un recul, on cesse de s’énerver ; le moment est solennel. La hache s’élève…

C’est alors que se produit un de ces événements magiques, impossibles à expliquer : le sapin, qui a recroquevillé toute sa peur, tout son courage au cœur de ses aiguilles, ne reçoit pas de coup.

Les enfants ont-ils entendu la prière du conifère ? Leur regard s’est-il posé sur la vallée d’une autre idée ? Toujours est-il que les voilà qui se remettent à gesticuler, à jacasser, avant de s’en retourner sans demander leur reste là d’où ils étaient arrivés.

Cette nuit-là, la lune et les étoiles peuvent voir les aiguilles du petit sapin briller.

Le lendemain, le soleil a déjà entamé sa roulade vers son trou dans la montagne quand le groupe de silhouettes réapparaît au tournant de la grosse roche. Elles ont l’air plus excité qu’hier. À mesure qu’elles approchent, on voit que la plus grande, plutôt qu’une hache, porte une boîte dans ses mains.

L’arbre, encore, est encerclé. On ouvre la boîte. Avec des boules, des guirlandes et des cris de joie, les enfants décorent leur sapin… extraordinaire. Il y a même des biscuits pour tout le monde ! On chante toutes les chansons que l’on connaît, et quand on a fini on recommence !

La noirceur tombe. On repart.

* * *

Les années ont passé. Dans la vallée, de nouveaux sapins, érables, épinettes ont poussé. Sapin Ordinaire les dépasse tous de plusieurs étages de branches. Des myriades d’yeux le regardent, admiratifs.

Un jour, un autobus s’est arrêté devant la forêt. En sont descendues lentement trois ou quatre silhouettes. Qui avait le dos courbé, qui un bedon, qui une canne. Elles ont planté un écriteau sur le bord du chemin, puis ont marché jusqu’au pied du plus grand sapin et lui ont chuchoté des mots que je ne connais pas.

Tout ce que je sais, par contre, c’est que depuis ce jour cette forêt est devenue sacrée, officiellement protégée, sous le ciel bleu, immense, extraordinaire.

Michel Pirro

Novembre 2019

photo:   DressLily.com

La Dernière Chance

 

 

14 janvier 1494.

Il a neigé toute la nuit sur Florence. Piero de Medici, grand seigneur de la Cité, est émerveillé. Une chape immaculée recouvre les jardins de son palais, et la neige continue de tomber ! Comment souligner l’événement, rarissime par ici ? Il a un soudain éclair de génie : depuis la mort de Laurent « Le Magnifique » il y a deux ans, Michelangelo Buonarroti se tourne les pouces dans son atelier. En manque d’un mécène éclairé, le jeune prodige triture la pierre de la solitude.

Voici l’idée de Piero : demander à l’artiste d’immortaliser cet instant, cet état de grâce… dans la neige ! Quand on a dix-huit ans, qu’on a le don de faire vibrer de vie un bloc de marbre du bout de ses doigts, une telle offre ne peut se refuser. Michelangelo a accepté.

Les courtisans interrompent leurs combats de boules de neige pour former un grand cercle autour de l’artiste. Le 14 janvier 1494. Au moment où j’écris ces lignes, ça fait presque exactement 525 ans de cela. Mais, tandis que je raconte, le temps commence à s’embrumer.

* * *

 

28 décembre 2018. Colonie des Grèves de Contrecoeur.

 

Le brouillard peignait de sa débarbouillette grise

et nonchalante le bazaar insoupçonné de l’Oeil ;

tableau d’un mémoire vide et impondérable.[1]

 

Dans l’auberge Gouin louée pour l’occasion, la famille avait dressé la table. Vingt-huit places avec napperons de circonstance. Vingt-huit verres d’eau, de jus, de vin, de fort ; vides, à moitié vides ou bien remplis. Par les grandes fenêtres, le père scrutait le fleuve d’un œil inquiet. Vingt-six des vingt-huit places étaient occupées. Sa fille Mirella finissait de travailler à quatre heures et demie. « On va t’attendre », avait dit maman.

Francis, assis en face de lui, pitonnait à sa bien-aimée sur son cellulaire. Gabrielle terminait son quart de travail à l’hôpital à quatre heures, et devait embarquer Mimi pour venir rejoindre le reste de la gang à l’auberge.

–   Il est passé six heures. Elles devraient être arrivées…

–   Elles sont en route, dit Francis. Tout va bien.

Mimi et Gabrielle étaient bien en route. Du ciel tombait une substance dont elles n‘ont plus souvenance s’il s’agissait de pluie ou de neige… la même que dans la fenêtre de l’auberge à Contrecoeur. Pas trop. Juste assez pour énerver le père.

Gabrielle est une excellente conductrice, selon Francis. Elle en a vu d’autres. Alors, qu’est-ce qui expliquait ce retard ? En bien, je vais vous le dire. Ça a commencé au niveau des Galeries d’Anjou. En ces lendemains de boxing day, le stationnement de l’immense centre commercial comptait plus de voitures que l’ensemble des rues de Montréal. Au moment où nos deux cousines passaient justement par là, tout ce beau monde a décidé de s’en retourner chez soi. C’est toujours comme ça ! Les voilà réduites à progresser de trois mètres à la minute, prises dans un flot continu de nouveaux véhicules se déversant sur leur chemin.

Gabrielle s’était toute checkée (elle avait même fait teindre ses cheveux en rouge, de la même couleur que sa robe pour danser le rock-jive avec son beau Francis).

–   Me semble qu’il doit y avoir moyen d’aller fêter en famille sans se faire écoeurer, grogna-t-elle.

–   Je venderais mon âme au diable pour le savoir, soupira Mimi.

Il y a certains mots qu’il est mieux de ne pas prononcer dans une histoire. Mais il était déjà trop tard. Du GPS collé au pare-brise, une voix directement sortie des enfers entonna :

–   Acabris ! Acabras ! Acabram ! Lucifer, chasse loin des Galeries ces deux femmes !

Une fumée bleuâtre monta en spirale de l’appareil. Tous les boulons de la voiture se mirent à trembler à l’unisson. Ses pneus tapèrent sur la route, doucement d’abord, comme pour lui dire : « On va t’attendre ! On va t’attendre ! »… puis de plus en plus vite, de plus en plus fort. Et tout d’un coup, elle prit son envol !

Gabrielle évita les panneaux de signalisation, les fils, les pylônes électriques. Francis avait raison: au fur et à mesure que le véhicule prenait de l’altitude, la conduite lui devint aussi naturelle que sur l’asphalte de la rue. Ou presque.

Les nuages volaient bas ce soir-là; ou cette nuit-là, pourrait-on dire, car il faisait noir depuis un bon moment déjà. Les filles se taisaient, ne sachant pas si elles devaient s’écrier de peur ou de joie. Ce qui est sûr, c’est qu’il y avait de quoi être étourdies. Le continent de nuées où elles avançaient laissait parfois apparaître des espaces, des océans de vide. En bas, la congestion de l’échangeur Anjou s’éloignait, lentement mais sûrement. En levant la tête, on apercevait les étoiles.

Gabrielle tenait les deux mains serrées sur le volant. Mimi, la co-pilote, ne savait pas où donner de la tête. Depuis son Acabris Acabram, le GPS gardait un silence de mort. Sur l’écran, pas d’itinéraire, juste des nuages…

La ville disparut peu à peu de sous leurs roues. Elle prenait sa forme d’île. Un bateau chargé de conteneurs avançait sur le fleuve comme un jeu de lumières de Noël qu’on aurait oublié d’éteindre.

Le fleuve ! Ben oui !! Il s’agit de suivre ses berges pour aboutir à l’auberge… À bâbord toutes !

* * *

 

18:35, à la Colonie des Grèves, Francis reçoit un message : « On arrive ! »

–   On va les attendre, décrète maman.

(Ordre qui passe dans le vide : plusieurs ont déjà commencé à manger.)

* * *

 

Un voyant s’est allumé sur le tableau de bord. L’essence va manquer ! Gabrielle avait pourtant fait le plein avant de partir. Les déplacements aériens sont plus énergivores, faut croire.

Soudain, Mirella crispa sa main sur le bras de Gabrielle. L’auto fit une méchante embardée.

–   Qu’est-ce qui te prend? s’écria la chauffeure, une fois la situation redressée.

–   T’as pas entendu ?

Mimi n’est pas folle. Elle avait bien entendu… à l’extérieur de la voiture… ce rire démoniaque. Et là, dans les nuages, ces visages qui grimacent. Non, elle n’est pas folle.

Gabrielle n’écoutait pas, ne regardait pas. Elle se concentrait sur la descente qu’elle avait amorcée. Elle n’osait pas jeter un œil au GPS qui grimaçait et riait lui aussi.

Atterrissage réussi. L’auto se posa en douceur. Les filles ouvrirent la portière, respirèrent un bol d’air. Mais où étaient-elles ? Sur une route de campagne. Les pieds enfin sur terre, elles cherchaient des repères, rares sous le couvert de nuages. Dans le calme  de  la nuit souveraine, à travers les branches dénudées des arbres, un jeu de lumières de Noël défila. Le porte-conteneur ! Le fleuve ! Il fallait suivre ses berges! Mais de quel côté ?

Une ombre croisa leur chemin.

–   Bonsoir Monsieur, demande Gabrielle. La route vers Contrecoeur, s’il-vous-plaît…

–   Continuez tout droit.

Elles retournèrent à la voiture. Oups ! Elles avaient oublié de s’informer pour la station-service la plus proche.

–   Hé! Monsieur!

L’homme avait disparu. Avec un peu de chance, elles en trouveraient une plus loin. Gabrielle tourna la clef et elles se remirent à rouler.  Toutes deux entendirent un rire démoniaque dans leur dos. Cette fois, ce n’était pas seulement Mimi qui se demandait si elle était folle.

L’auto n’avançait plus, elle glissait. La route s’enfonçait quelque part. Nulle part. Impossible de reculer.

CRRRRACK !   CCRRAAACCKK !! RECRAAAAKKK !!

La berge était là, dans les vitres embuées, tout autour. Mais elle s’éloignait déjà. Gabrielle ouvrit la portière et constata : elles dérivaient sur une plaque de glace, au beau milieu du fleuve… direction Contrecoeur. Les vagues soulevées par le bateau faisaient balancer la voiture comme une coquille de noix.

* * *

Tandis que je racontais, le temps s’est embrouillé.

 

* * *

 

Janvier 1494.

 

Dans l’improbable statue des blancs jardins de Florence, l’inaltérable et le volatil s’emmêlaient, se confondaient, proclamaient leur identité et que le marbre et la neige sont bâtis du même cristal. [2]

 

Michelangelo avait laissé chez lui ses ciseaux, ses maillets et ses limes. C’est avec ses mains nues qu’il devinait la chair, les muscles, les os enfouis sous la matière. Que se révélait l’anatomie du rêve.

Au grand plaisir du public autour de lui, il avait, en quelques gestes, façonné un torse et des membres hallucinants de vérité. Seule restait la tête, qui devait donner son sens à tout le reste. Son identité. Depuis plus d’une heure, il retouchait front, nez, mâchoire, sans jamais être satisfait. Des soupirs impatients commencèrent à fuser. Les Florentins ne sont pas habitués à se les geler…

Malgré le froid, Michelangelo sentit son sang bouillir en lui. Fut-ce d’un faux mouvement, ou d’un accès de colère ? Toujours est-il que d’un malencontreux coup de pouce il arracha soudain la joue de la statue. Un cri d’horreur retentit dans la foule. Sous la peau déchirée, apparut un os, une mâchoire, avec un sarcastique, sadique, sardonique sourire.

Le malheureux voulut recouvrir, réparer l’erreur, mais ne réussit qu’à la rendre encore plus monstrueuse.

* * *

 

Pendant ce temps…

Autour de la voiture, les plaques de glace avançaient, s’entrechoquaient comme les alligators d’un immense bayou. Le porte-conteneur déjà s’était éloigné. Dans son sillage se reflétait la lune du ciel qui commençait à se dégager.

–   Hé Gabrielle ! C’est quoi qui roule sur la glace là-bas ?

Gaby repéra sans trop de difficulté ce que lui pointait sa cousine. En effet, une espèce de boule sautillait en zigzaguant d’un îlot flottant à l’autre.

–   C’est… c’est une tête ! Elle s’en vient vers nous!

 

Une fille seule, aurait eu, en pareilles circonstances, un léger frisson. Là, elle étaient deux; elles se jetèrent donc dans les bras l’une de l’autre et hurlèrent tout l’air de leurs poumons. Une fois ceux-ci bien vidés, elles les remplirent encore et recommencèrent. La tête qui roulait sur la glace, ne s’en formalisant guère outre mesure, s’approcha des cousines.

Il faut dire qu’elle en avait vu d’autres, cette tête… Voilà plus de 525 ans qu’elle avait fondu sous le soleil de Florence. 525 ans à errer dans les nuages. À se perdre, et à se retrouver. Et là, ce fut le coup de tête lorsqu’elle avait eu vent de ce grand rassemblement, ce Jugement Dernier sur les rives d’une île à l’ombre des glaciers imaginaires, en présence des témoins de la première extinction de vie animale, il y a 445 millions d’années de cela. 525 ans, comparé à 445 millions d’années, y a pas de quoi s’énerver le poil des tibias… sauf si c’est la rencontre de la dernière chance.

L’objet non identifié arraché des doigts gelés de Michelange se mit à fredonner un tube de 1973 (1973, faut le faire!): « without love where would you be now? now no-no-now. Without lo-o-o-ove… »     La glace était brisée.

–   Bonsoir, les filles ! Où allez-vous comme ça ?

–   À Contrecoeur, rejoindre nos familles. Et vous ?

–   Je cherche mes frères et soeurs fossiles, avant qu’il ne soit trop tard. L’île d’Anticosti, vous connaissez?

Gabrielle et Mirella avaient bon cœur. Elles décidèrent de l’aider, et allèrent vérifier dans le GPS.

–   Continuez tout droit, dirent-elles finalement.

La tête reprit son joyeux chemin. Mais Gabrielle et Mirella n’étaient pas plus avancées pour autant.  En bordure du fleuve, les lueurs de Boucherville avaient cédé la place à celles de Varennes, de Verchères… puis à celles de Contrecoeur. Trop occupés à jouer les bonnes Samaritaines, elles avaient raté leur sortie.

Gabrielle consulta son GPS. Celui-ci indiquait qu’un traversier quittait Berthier sur la rive nord pour relier Sorel, de l’autre côté. À 19h30.

Il était 19h36.

Tout à coup, d’une nappe de brouillard surgit une masse sombre, aveugle: le traversier! Il fonçait droit sur elles!

Gabrielle ferma les yeux. Mirella les gardait ouverts, comme un chevreuil hypnotisé par les phares d’un camion.

Le fleuve s’arrêta un instant. On entendit la chanson « Without lo-o-o-ove… »  Le pilote du traversier vit un énorme bloc de glace en forme de crâne se dresser sur sa route. Une voiture y patinait de toute la force de ses roues.  Arrivé à la hauteur de sa proue, le véhicule monta à bord puis s’immobilisa parmi les autres sur le pont. Le bloc de glace lui adressa un sourire avant de reprendre le chemin vers son destin, vers le pays le plus neigeux du monde, le pays des légendes.

Quelques minutes plus tard, nos deux héroïnes arrivèrent à l’auberge sous une pluie d’applaudissements. Gabrielle et Francis se sautèrent dans les bras. Le père regarda sa montre et demanda :

–   Qu’est-ce que vous avez fait ?

–   On a laissé les bons temps rouler, répondit Mimi. Et toi?

–    Moi, j’ai pris un coup de vieux.

Dehors, dans le brouillard, on entendait quelques âmes égarées scander: « On va t’attendre! On va t’attendre! On va t’attendre!! »

 

 

Auteur, Michel Pirro, 13 octobre 2019.

Illustration du titre: fossile de l’Île d’Anticosti, municipalite-anticosti.org

Illustration de la Tête qui roule: J.L. Dubois tirée de Légendes laurentiennes, François Cusson [Montréal. Éditions de l’Agence Duvernay, incorporée, Thérien frères limitée. 1943]

Illustration du Jugement dernier (détail): Michelangelo Buonarotti, Chapelle Sistine, Vatican. Inaugurée le 1er novembre 1541.


[1] Michel Pirro, L’Étang du Rollmops, Montréal, éd. Anwouèye, 1982, p.99

[2] Gilles Lapouge, Le Bruit de la neige, Paris, éd. Albin Michel, 1996, p.23

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La Soupe à l’alphabet

Dédié à Marline Oriental

 

 

 

 

« Mon pays, c’est l’hiver », disaient les canards, les perdrix et les sarcelles. « Mon pays, c’est une job », répondaient deux yeux fermés, les culottes pas zippées, à la manufacture. Et moi je dis que mon pays, c’est une soupe à l’alphabet, cotée cinq étoiles dans le Guide Michelin. Laissez-moi vous expliquer.

J’étions en train de jouer à Nomme-moi, un excellent jeu pour développer le vocabulaire, aux éditions Gladius. Je lance le dé : quatre ! Je pige une carte : « Nomme-moi quatre raisons d’aller à l’hôpital. » Facile : 1- Pour mourir. 2- Pour venir au monde. 3- Pour voir quelqu’un qui est venu au monde. 4- Pour manger de la soupe à l’alphabet.

Je suis un homme de parole. Sachez que le lendemain je m’étais magasiné une belle jaquette à craque dans l’établissement le plus branché… sur le soluté et les antibiotiques… en ville, l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, et me suis retrouvé devant un bol fumant de soupe à l’alphabet.

J’en étais littéralement flabbergasté, comme si un dix-huit roues m’avait passé sur le corps. Trente ans dans l’enseignement, et jamais je n’avais eu le moindre doute de cette collaboration secrète entre mon ministère, celui de l’Éducation, et celui de la Santé.

Tous les heureux élus conviés à leur cabaret se penchaient en ce moment sur la même question : combien de voyelles dans ma cuiller ? Faut le faire ! Il y en avait même pour les employé.e.s à la cafétéria !

On peut se demander en quelle langue cette soupe, une fois déglutie, se faisait digérer. C’est personnel, comme dirait mon voisin. Je ne peux cependant m’empêcher d’y voir un autre signe de l’incroyable détermination de nos stratèges gouvernementaux. Ce ne sont pas des nouilles, eux !

J’allais de surprise en surprise. Le lendemain, comme je devais subir un examen et que, dans mon état, j’avais besoin de quelqu’un pour rouler ma civière, j’attendais dans le corridor. Soudain, parmi la cohue de préposés, de médecins, d’infirmières, d’auxiliaires, de stagiaires, de patients, de moins patients et de visiteurs, j’aperçois une paire d’yeux en forme de sourire. On l’aurait dit sortie de cet instant entre les deux minuits: celui qui finit et celui qui commence. Mais j’étais sûr de mon coup…

–   Es-tu déjà allée à l’école Barclay ?

–   Monsieur Michel !!!

C’était Milda Oriental. Ma première année en enseignement ! Ma première classe d’accueil ! Je me rappelle très bien l’arrivée de la famille Oriental. Quelques mois après le début de l’année scolaire, en novembre. Ils étaient six. J’avais les trois grandes sœurs , Chantal, ainsi que les jumelles Marlène et Marline (Marline est malheureusement décédée il y a deux ans) dans mon groupe. Milda, huit ans, était dans la classe de ma collègue Agnès, avec son frère Rémi. Georges, lui, était dans la classe de Sammy, je crois.

Je m’en souviens d’autant mieux que l’arrivée de la famille Oriental a été comme un baume sur mon cœur de jeune prof. L’atmosphère de ma classe avait été jusque-là plutôt turbulente, avec des enfants aux vécus difficiles. Ceux-là, par contre, étaient calmes, polis, appliqués. J’allais enfin pouvoir enseigner !

Milda n’est pas devenue gouverneure générale. Elle n’a pas été élue à l’Académie française non plus. Elle a trois beaux enfants et elle aime son métier, même si elle trouve difficile à la longue de travailler avec des gens maganés. Les Oriental oeuvrent tous dans notre système de Santé, sauf Rémi (ou Georges) qui est chauffeur d’autobus. C’est le ciment de notre société.

Sur les dix jours où je suis resté à l’hôpital, on nous a servi trois fois de la soupe à l’alphabet. C’est une excellente moyenne. J’ai aussi vu Milda trois fois. La dernière, c‘était durant sa pause. Elle est arrivée dans ma chambre avec un café Tim Horton’s et un biscuit. Le lendemain, elle quittait pour Haïti, passer trois semaines de vacances bien méritées !

Mon pays c’est un hôpital (parlez-en aux gens de Montfort). Ouvert jour et nuit, 365 jours par année. On y sert de la maudite bonne soupe, croyez-moi !

 

Michel Pirro

17 décembre 2018

Crédits illustration : PBS

Je suis un imposteur

Règle:  Garantir à chaque élève de garder le WOW de ses premières années.

Je suis un imposteur.

Avant de prendre ma retraite d’ici quelques mois, je voudrais pousser mon Blues de l’enseignante (le féminin l’emporte sur le masculin dans mon métier)… si vous me prêtez oreille.

J’aurais voulu être un artiste ; mais, pour mon plus grand bonheur, la vie m’a imposé l’enseignement. Je suis un imposteur, donc. J’en fais ma fierté.

Tout a commencé à une époque où les morveux de mon genre avions tous le cul sur la paille du Ptit Jésus. Les filles, plus matures déjà, reposaient le leur sur un pan de robe de la Vierge Marie. Peu importe, nous étions tous promis à un avenir glorieux. On nous en mettait plein la vue : sorties à l’église, processions, fêtes, cantiques, etc. Tout complotait pour assurer notre salut. Moi, ce qui me fascinait le plus, c’était les anges que la maîtresse collait dans mon cahier lorsque j’avais bien réussi ma dictée. Il s’en dégageait une odeur de paradis. Un jour, me dis-je, je serais pape !

C’est alors que j’eus ma première leçon d’imposture. Ce jour-là, chez grand-maman, je me faisais garder par mon oncle Marc. Tout allait pour le mieux dans le meilleur ordre des choses, jusqu’au moment où mon mouton noir d’oncle mit en marche le tourne-disque, sauta sur son lit et se mit à se prendre pour Elvis ! Le Ptit Jésus portait des blue suede shoes ! La leçon se termina par un grilled cheese bien senti. Je m’en inspire encore aujourd’hui.

La seconde leçon arriva beaucoup plus tard. Le futur pape, préférant devenir bedeau, se brûla le bout de l’aile en époussetant des lampions. Un vent de changement enflamma aussitôt la paille où nous étions assis. Dans un grand feu de joie, notre carcan catholique prit le bord, à jamais. Adieu les anges, et adieu les dictées.

Pendant que mon pays se cherchait un pays, mon père m’envoya en Italie. Toute sa famiglia vivait là-bas, sans internet, sans voix. Moi, je n’avais d’italien que le nom, ou presque. Puis un soir, sur un air de mandoline, Nonno Michele, mon grand-père, m’emmena sur le vieux quai de Manfredonia et me fit naître une deuxième fois.

J’avais désormais une voix que mon frère, mes sœurs, n’entendaient pas. Entre ce moi qui me parlait de là-bas et celui d’ici, je n’eus d’autre choix : m’inventer, à 100%. Ce que j’essaie de faire jusqu’à maintenant.

La troisième et dernière leçon d’imposture fut la plus difficile. Depuis que les anges avaient déserté le ciel, paraîtrait qu’ils étaient descendus sur terre. Ils errent les rues, ingénus, à la recherche d’un monde à sauver, à changer. Innocents comme moi, à en faire pleurer leur mère.  Ce ne sont plus les robes noires qu’il fallait craindre (on les voyait venir celles-là), mais les fantômes en vapeurs hallucinogènes (oui oui, #metoo !). À la suite d’un bac en Fine Arts où l’on m’a appris à ne rien faire, on a tué mon rêve. Je me suis accroché à mes mots.

Puis Janou Saint-Denis est montée sur l’estrade, drapée dans une toge blanche maculée de poèmes. On m’avait pourtant averti : c’est une sorcière ! Elle souleva son chapeau, son grand chapeau noir et a déversé sur moi toute la folie des troubadours, des amoureux des beaux, des faux discours. Cette fois, j’étais vraiment baptisé !

C’est  cette imposture de la parole au pouvoir, du pouvoir à la parole, qui m’a amené ici, aux abords de la retraite. Je l’avoue: je suis un imposteur qui enseigne encore dans un système qui valorise avant tout le fait de classer les enfants dans des petites cases. Certains plus haut, d’autres plus bas. Car il faut bien qu’il y en ait qui échouent, pour rassurer les autres. Les cases c’est rassurant.

Je suis l’imposteur Parce que pourquoi. Pourquoi tellement d’enfants qui, à 4, 5, 6 ans, nous arrivent avec des yeux grand ouverts et la bouche remplie de pourquoi, finissent-ils par décrocher du WOW qu’ils avaient devant la vie ? Pourquoi ne pas leur garantir à tous dès le départ qu’ils réussiront à développer leur plein potentiel ? Parce que… parce que POURQUOI ?!

Les mots sont des imposteurs. Tout enfant sait que le mot « pomme » n’est pas une pomme.  C’est la magie du langage. Pour apprendre à jouer avec la pomme, à la recréer, à lui donner autant de significations qu’il y de phrases, de situations, on a inventé l‘école. C’est tout… et c’est énorme!  Apprendre à se demander pourquoi la lune,  pourquoi le soleil ? c’est l’enfance de la science, l’enfance de l’art. Et pour y répondre, il faut des histoires.

Les mots sont généreux. Comme des feuilles d’automne que l’on hume et qui nous révèlent tous les secrets de la Nature. Comme les féminins, les masculins, les singuliers et les pluriels, aux accords qu’on n’apprend pas, mais que l’on sent. Comme des verbes dont on fait un dessin pour cueillir leurs conjugaisons au bon moment. Comme des lettres muettes qui nous dévoilent le passé pour qu’on ne l’oublie pas.

Dans l’encrier de Janou, j’ai rencontré Woups Laflammèche… mon autre moi à 100%. Woups a échappé un point final dans ma vie comme on échappe une rondelle de hockey, et a mis en jeu mon imagination pour toujours.

Woups… ma grammaire!

La langue n’est pas un plaisir solitaire. Partez à l’aventure vous aussi. Avec vos élèves. Trouvez, créez vos propres personnages. Nommez-vous. Devenez maîtres de votre destinée. Construisez… Construisons ensemble le sens de la Vie, réparons ce qui va de travers, pour qu’elle vaille la peine d’être vécue !

À imposteur, imposteur.e.s et demie !

Michel Pirro

Soutien linguistique

École Barclay, CSDM

18/11/2018

Photo: L’Ange pleureur, de Nicolas Blasset, cathédrale de Notre-Dame d’Amiens, 1636.


Extrait de  L’Étang du Rollmops ou Les Aventures de la Tribu des Anwouèyes

Un fablier rock illustré

Michel « Woups » Pirro

Éditions Anwouèye, Montréal, 1982