Le Ti-Bonhomme de pain d’épice dans la lune

Il était une bergère qui habitait dans une chanson.

Ron ron petit patapon.

Elle a fait un fromage du lait de ses moutons.

Mais son chaton y a mis la patte, pis le menton.

Ron ron petit patapon.

Ça fait que la bergère en colère tua le fripon d’un coup de bâton.

Aujourd’hui la bergère ne fait plus de fromage, non.

Elle fait des biscuits pour ses diablotines, ses diablotons.

Des ti-bonhommes de pain d’épice en pensant au petit chaton.

Trente ti-bonhommes sont tout’ désalignés

Trente ti-Bonhommes sont tout’ réalignés.

Au clair de la lune ronde comme un fromage,

elle fait un ti-bonhomme, un autre

puis un autre et un autre encore au lieu de dormir.

De la nuit monte une voix;

c’est pour lui dicter les épices secrets :

« Aglon, Tetagram, Vaycheon, Stimulamathan, Erohares, Retrasammathon, Clyoran, Icion, Esition… »

Dans son cœur la colère pleure.

Dans sa tête le chat miaule, plus clair encore :

«…Existies, Eryona, Onera, Erasyn, Moyn, Meffias, Sater, Sabaoth…»

La bergère sait que le chat n’existe pas.

Sauf qu’il est là, et il la regarde d’un petit air fripon en continuant

dans sa langue qui n’existe pas:

« … Eurynome, Moloch, Pluton, Astaroth, Nébiros, Kobal… »

Elle n’écoute pas. Elle continue à faire ses petits bonhommes,

suivant la recette de sa grand-maman.

Un, deux… trente biscuits tout chauds! Trente petits démons.

Chacun a son nom.

« Nybbus, Asmodée, Lilith, Melchon, Nergal, Thamuz… et Belphégor. » [i]

Elle ajoute trois boutons. Deux yeux, ronds.

Puis une belle bouche ronde aux vingt-neuf premiers.

Belphégor, le trentième, devra s’en passer. Plus de sucre à glacer…

Trente ti-bonhommes sont tout’ désalignés

Trente ti-Bonhommes sont tout’ réalignés.

Sa colère tombe soudain en miettes au fond de la chanson.

Le chat, sortant de sa tête, bondit sur la table.

Ron ron petit patapon!

Les ti-bonhommes sont en danger d’être mangés.

Sous les yeux éblouis de la bergère, ils commencent à bouger et à discuter.

D’une seule voix de leurs bouches sucrées, ils désignent Belphégor,

le petit dernier, pour être leur commandant en chef.

Même s‘il lui manque la bouche, il paraît que dans les histoires c’est une bonne idée.

Belphégor ne peut peut-être pas parler,

mais il a deux jambes pour donner l’exemple

et ne pas se faire croquer.

Il saute en bas de la table et se met à courir.

À courir et à courir.

Trente ti-bonhommes sont tout’ désalignés

Trente ti-Bonhommes sont tout’ réalignés.

Ni la bergère ni le chat n’ont le temps de réagir.

Les vingt-neuf confrères disparaissent par la fenêtre dans le temps de le dire.

Ils commencent aussi à courir. À courir, foulard au vent.

À courir pour courir, pour ne pas mourir.

Sur leurs traces fraîches et parfumées, un bonhomme de neige,

une bonnefemme de pluie, de nuages, de sable, suivent.

Ils veulent juste courir, toujours plus loin, ensemble avec lui…

(Et pourquoi pas en prendre une petite bouchée… une fois partis.)

La lune, pour aider ses amis, se cache derrière les nuages.

Mais dans leur fuite, sans la lune, sous les arbres,

les biscuits laissent des morceaux.

Qui une main, qui une tête, qui un pied

… que la bergère ramasse.

Il y a là de quoi refaire un bonhomme nouveau.

Le chat se lèche les babines.

Après quelques essais, malgré quelques erreurs, la bergère

du bout de ses doigts fait le puzzle et crée le plus rapide,

le plus fringant ti-bonhomme de pain d’épice de tous les temps!

–  Où sont tes frères? lui demande le chat.

–  En ribambelle derrière celui qui court, répond notre homme.

–  C’est pas très brillant, si tu veux mon avis. Et après quoi court-il?

–  Après sa bouche, morbleu!

–  Eh bien, va et dis-lui qu’il n’a qu’à revenir ici. Nous lui ferons une belle bouche en sucre à glacer… le sang.

Vous comprenez que le plus rapide, le plus fringant ti-bonhomme de pain d’épice est parti sur le champ transmettre le message à toute la compagnie.

On ne l’a jamais revu. Il ne les a jamais rattrapés.

La bergère est tombée en bas de sa chanson.

Le chat a donné sa langue au chat.

Et Belphégor ?

On dit qu’il a sauté du haut d’une branche et qu’il court maintenant sur la lune.

Si vous le voyez, ne laissez pas la main de la colère,

mauvaise conseillère, vous détourner la tête.

Regardez encore…

Trente ti-bonhommes sont tout’ désalignés

Trente ti-Bonhommes sont tout’ réalignés.

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[i]    Les jolis noms de démons sont tirés de « L’Univers féerique », Édouard Brasey, éd. Pygmalion, Paris 2008 (pages 771 et al.).

Crédits photos par ordre de parution: Cornbald inspiré de Jason Freeny, Kharbine-Tapabor/shutterstock, Métro, Bloomtastic, discogs.com.

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Suggestion d’utilisation du conte pour partir une petite discussion

sur la gestion des émotions

Faire écouter la chanson ci-dessous d’abord, puis demander d’imaginer la suite. Pas celle des comptines traditionnelles où la bergère s’en va demander pardon à son père ou se confesser au curé du village, mais plutôt celle (comme ici) où elle doit vivre avec le souvenir de son geste dans sa «conscience».

Le refrain des ti-bonhommes:

La Balançoire fantôme

Hier, si vous aviez interviewé les cordes à linge de mon quartier, elles auraient probablement déclaré être sous le choc… que c’est un coin tellement tranquille ici… que jamais elles n’auraient pensé… Il ne faut pas se fier aux cordes-à-linge. Ce sont des têtes en l’air.

Hier donc, mon amie Mouche s’était posée sur une corde à linge. Tandis qu’elle se frottait, se refrottait les pattes de devant, astiquait les centaines, les milliers d’yeux quelle a autour de la tête avec celles du milieu, et lissait religieusement ses ailes avec celles d’en-arrière, une brise légère s’est mise à souffler. L’odeur d’assouplisseur émanant des serviettes, chaussettes et autres bobettes mises à sécher lui rappelait les jardins de son enfance. Soudain, sans avertir, la douce brise s’est transformée en démon ! Un démon qui essayait les chemises l’une après l’autre, qui gonflait les draps suspendus comme les voiles d’un vaisseau.

Je dois vous dire tout de suite que Mouche n’est pas mon amie pour rien. Elle a du caractère, et j’aime ceux qui ont du caractère. Voyant que le dit vaisseau ne semblait pas trop savoir où il allait, elle décida d’en devenir elle-même son capitaine! Je ne sais pas ce qu’il avait mangé, ce capitaine (je veux pas trop le savoir non plus), mais le bâtiment s’est tout à coup arraché du sol et a commencé à naviguer le long de la rue des Inconnus, a bifurqué vers celle des Connaissances pour enfin s’arrêter au coin du boulevard des Amitiés. Stop!

Ce n’est pas par manque d’envie de continuer, non. Les pantalons et les blousons à capuche sur la corde battent fièrement pavillon, bien déterminés à poursuivre l’escapade.  Non, c‘est que la route est bloquée.

Un barrage de gyrophares bleu blanc rouge balaie l’air. D’un coup d’ailes, Mouche descend voir de quoi il en retourne. Ce qu’elle apprend là suffit à débrancher de leurs poteaux de téléphone toutes les autres cordes à linge du voisinage qui l’ont suivie.

« C’est une fusillade! » lui glisse à l’antenne un vieux matou qui a tout vu. « À deux pas de l’école, en plein jour, sous les yeux du brigadier scolaire en plus! Nom d’un chat, ils n’ont pas d’honneur les voyous d’aujourd’hui! Dans mon temps, on réglait nos comptes de façon civilisée! »

Un véhicule, portières grandes ouvertes, a été abandonné au beau milieu de la rue par les fuyards. Agresseurs et victimes ont pris la poudre d’escampette ensemble. Les policiers finissent de tendre un ruban barrière autour de la scène. Mouche s’envole et va se poser sur le bandeau de plastique. Trop curieuse de savoir ce qui s’est passé, elle se met à l’arpenter de long en large. De large en long. Tout un caractère, j’vous dis!

Soudain un museau humide, énorme, se pointe sur son chemin. C’est Bungie, le berger allemand de l’Escouade canine, à la recherche de quelques douilles encore fumantes, reliquats du méfait. Mouche le salue.

L’expert en poudre à canon va renifler ailleurs. Sans répondre, il a d’autres chats à fouetter. Tant mieux! Mouche, fine limière à sa façon, a détecté dans l’air un fumet particulier. Une odeur qui ne ment pas. L’inspecteur à quatre pattes lui a laissé un cadeau… une offre qu’on ne peut pas refuser!

Les chiens déposent habituellement leurs cadeaux au pied d’un lampadaire. Or, Mouche n’est pas la première arrivée; il y a de l’excitation dans l’air! Plusieurs de ses consoeurs déjà au parfum exécutent des acrobaties autour du poteau! Elles la laissent pourtant passer; on ne sait jamais, ça pourrait être dangereux… Déception: les petites boules brunes ne sont en fait que des écales de cacahuètes, vides, aromatisées au petchouli par un spécialiste en farces et attrapes!

Non loin de là, juché sur un banc public, Écureuil rit dans sa barbe.

Quelle mouche a piqué Mouche? J’sais pas. Elle n’a pas besoin de ça. Elle a la mèche courte mon amie, j’avoue. Surtout, elle ne digère pas se faire tromper la trompette! Le regard de ses yeux composés plonge comme autant de bombes atomiques prêtes à exploser dans ceux d’Écureuil. Toutes les bestioles du quartier, volantes ou rampantes, s’effacent pour faire place au face à face.

Le rongeur farceur croque sa pinotte de travers. Il baisse panache et sautille hors de vue, de l’autre côté de la rue. Mais… l’autre côté… ça veut dire la cour d’école!? Eh oui! Quelle idée que de construire une école à deux pas d’un lieu de fusillade… Je me serais attendu à plus de jugeotte de la part de nos décideurs publics!

Une chance que la directrice de l’école a été plus prudente. Elle a décrété que, même si c’est l’heure de la récré, personne ne sort. Personne? Pas vraiment. Il y a une présence… Quelque chose seuls certains individus très «spéciaux» peuvent apercevoir. C’est un fantôme. Une balançoire fantôme, plus exactement. Qui fait le tour de cour en cour d’école. Il y a une rumeur qui court parmi les cordes à linge qui veut que quiconque réussirait à s’asseoir et s’y balancer dedans pendant au moins une minute verra aussitôt apparaître un trésor. Sauf qu’aucun être humain, ni même le plus rapide, ni le plus intrépide, n’est jamais parvenu à réussir l’exploit. Pourquoi? Elle disparaît à peine notre pensée l’effleure-t-elle du doigt.

Mais, quand on est une mouche, un écureuil (ou moineau, tant qu’à ça) voir cette balançoire-là ça pose zéro problème. Je dirais même que c’est une des cachettes préférées de la faune sauvage de nos villes et de nos villages; à l’abri des regards indiscrets. C’est justement vers elle, vers cette balançoire suspendue par des cordes invisibles à nulle part, qui se balance toute seule, que se dirige, un brin piteux, notre ami écureux.

Au tour de Mouche de rire un peu. Elle bat facilement le vieil Écureuil de vitesse, s’accroche de ses six pattes au dessous de la planchette grinçante, et se dodeline en lui préparant un bon «BOUH!» bien senti…

C’est elle qui fait cependant le saut lorsqu’une silhouette se découpe, transparente à l’envers du bleu du ciel. Un enfant! D’où il sort celui-là? Il ne devrait pas être à l’intérieur avec les autres?

Chose certaine, l’Enfantôme (oui, c’est bien lui! certains d’entre vous l’auront reconnu) voit la balançoire aussi clairement que moi je vous vois. Il l’empoigne à pleines mains et saute dessus. Mouche zigzague, virevolte pour éviter la collision frontale avec le petit phénomène qui tire, qui pousse et tire déjà avec toute la force de quelqu’un qui sait que va apparaître un trésor…

Il se passe alors quelque chose d’incroyable, même pour une mouche, même pour un écureuil! Les cordes de la balançoire se mettent à vibrer. À vibrer comme vibrent les cordes d’un violon, et à jouer la plus vieille complainte de tous les temps: celle des mots gardés secrets dans toutes les langues du monde… Mouche ne sait plus quoi faire!  Sous ses ailes épouvantées s’ouvre grand la gueule de l’enfer, avec ses mots qu’il ne faut pas dire! Elle vole chercher du secours.

Il ne reste que quelques secondes avant que ne s’écoule la minute et qu’apparaisse le trésor. L’enfant redouble d’efforts. Les cordes ne vibrent plus, elles grondent.  Leur plainte grimpe, grimpe jusqu’au ciel où elles plongent, pour se perdre dans les étoiles.

58 secondes, 59… Une grêle de rubis, d’émeraudes, de lunes, de soleils, de pommes d’or bien mûres s’abat sur la frêle créature assise dans la balançoire. Le gagnant du gros lot n’a qu’à tenir un petit sac en papier brun sur ses genoux pour que s’y engouffrent toutes ces richesses.

La minute est finie, l’enfant a gagné!

Wouf wouf ! C’est l’Escouade canine! Bungie, le seul et unique, qui accourt! Qui court! Qui court, museau frémissant, langue bien pendue, avec Mouche qui fait du rodéo sur sa queue. Qui court puis freine fret net sec, au milieu de la cour, devant… rien du tout!

Avez-vous déjà vu ça, un rien du tout? Ça ressemble à rien du tout. C’est plein de jours heureux ou malheureux. Des jours que l’enfant a vécus et ceux qu’il ne vivra jamais plus, parce qu’il se balançait à la mauvaise place au mauvais moment. Crissement de pneus. Incident de parcours. Un rien du tout qui se balance encore au milieu des gyrophares bleu, blanc, rouge. Un rien plein du vide dans le coeur de ceux qu’il a quittés pour toujours. Un rien du tout, mais plein d’amour.

Pling! Un bruit délicat de lueur d’étoile sonne sur la surface asphaltée. Tous les témoins, fantômes et brises ici présents vous le confirmeront : une douille de balle de fusil vient de tomber du rien du tout!

L’enfant voudrait expliquer aux sergents-détectives qui viennent d’arriver que la pièce à conviction sur laquelle ils sont penchés lui appartient. Balle perdue échappée de son coeur en papier… Impossible! Il a beau crier de toutes ses forces, personne ne l’entend.

Voilà que la balançoire ralentit. Elle réfléchit. Elle s’arrête, laisse son petit protégé débarquer, puis lui dit: «Profite de la confusion pour t’échapper par en arrière. Faufile-toi, ni vu ni connu, entre les auto-patrouilles et monte dans le premier autobus, boulevard des Amitiés, qui passe… Ciao! Bye!»

De retour sur son banc public, Écureuil grignote une pinotte. Ses petits yeux noirs ne rient plus… parce qu’il a tout vu.

Mouche, pour sa courageuse intervention, fut nommée membre d’honneur de l’Escouade canine. En guise de récompense, on lui remit un cadeau. Un vrai, celui-là, comme elle les aime.

Quant à l’Enfantôme, la rumeur dit qu’on peut parfois l’apercevoir dans l’autobus. Assis en silence, il regarde l’intérieur d’un petit sac de papier brun. Si une lueur rouge se reflète sur les souvenirs de ses bons jours avec sa famille, avec ses amis, il rit. Mais quand la lumière est bleue, il voit que sa vie est finie et il pleure.  Attention! N’allez pas lui parler, sinon tous les passagers et les passagères de l’autobus verront leurs cheveux virer automatiquement plus blanc que blanc.

Michel Pirro

QUESTIONS

1- Que représente la balançoire fantôme pour toi?

2- D’où vient l’enfant?

3- Où va-t-il?

4- Quels sont les fameux mots que chante la balançoire?

5- As-tu des suggestions pour prévenir la violence?»

C’est l’aviron

Thème: Souvenirs d’immigrants, mémoire d’émigrés et autres oublis d’enfance

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Celles et ceux qui ont déjà marché avec elle le savent. Caterina marche vite, elle marche bien mais elle marche croche.

Moi, qui marche à ses côtés depuis longtemps, je le sais. Combien de fois j’ai manqué de tomber dans le fossé, ou de rentrer dans le poteau, parce qu’elle me poussait dessus! Sans le savoir, sans le vouloir, bien sûr… Elle n’est pas méchante, Caterina! Loin d’elle l’idée de nous entraîner hors du droit chemin! C’est pourquoi j’ai toujours voulu savoir quel aviron la menait à dévier en rond…

Un jour, j’ai su.

J’étais en train de virer la terre de mon jardin, lorsque j’aperçus à mes pieds, au bout de ma pelle, un drôle d’objet. Du genre que l’on ne retrouve pas normalement en labourant son jardin. Je me suis penché et j’ai ramassé, à ma grande surprise : un soulier! Un petit soulier rouge! De la taille d’une crotte de fromage.

Je me suis demandé à qui il pouvait bien appartenir… ou avoir appartenu, plutôt. Car il était évident qu’une telle apparition venait d’une autre époque, bien enfouie dans les souvenirs… 

Mais les souvenirs de qui?

Comme je me posais cette question, ma tête s’est mise à tourner. Je me suis appuyé sur mon manche de pelle. Mauvaise idée, il a soudain basculé dans le plus vide des vides! Le trou de l’oubli!

Or, voilà, ce n’était pas n’importe quel oubli… Il appartenait bien à quelqu’un. Quelqu’un de très secret… et de minuscule. Derrière la grande ombre alentour de moi, se dessinait en effet un minuscule filet de lumière. C’était la porte de sa maison.

J’esquissai un pas en sa direction. Toutes les flèches de la jungle amazonienne se sont aussitôt pointées sous mon nez. Elles portaient un message clair : Propriété privée! Défense de passer!

En ce temps-là, il y a longtemps, j’étais pas gêné. J’ai répliqué :

– Je veux rencontrer celle qui habite ici!

On m’a répondu poliment :

– Dépose le soulier par terre avant.

De pas gêné, je suis devenu effronté. Je ne savais pas à qui j‘avais affaire! J’ai lancé le soulier miniature comme on balance une boule de papier à la poubelle… juste à côté, par exprès! 

Mon geste n’a pas plu aux esprits de la place, faut croire. Leurs regards, plus perfides qu’une rivière la nuit, m’ont submergé de soupçons. Puis, c’est comme ça que ça s’est passé : le vide s’est mis à se froisser de toutes parts, de tous côtés, dans un grand bruit de mémoire brouillée. J’allais étouffer! Mes mains aveugles tâtaient les murs usés à la recherche d’une sortie. À quelques longueurs d’années, elles ont trouvé une étoile. Une patte d’étoile de mer brisée, échouée sur cette plage impossible où tous les bouts du monde se ressemblent. Là où les galets de sa Calabre et de ma Gaspésie s’assemblent.

– Plante la patte dans le soulier rouge et suis-nous! m’ont-ils ordonné.

J’ai suivi. J’ai descendu à reculons les escaliers de la cheminée. J’étais sur le point de rattraper le soulier en nageant dans des nuages pressés, quand suis tombé à pieds joints dans le plus lointain de mes souvenirs d’enfance:

J’ai deux ans, les deux fesses sur le plancher, dans le rond-point du salon. Mon regard suit les rayons des phares d’autobus qui se glissent entre les lattes des stores vénitiens, se promènent des murs au plafond, du plafond aux murs. Sur ces lignes dansantes reposent deux petits souliers… Je ne comprends pas, mais je suis hypnotisé par leur mouvement d’éternel retour.

– C’est le moment! 

Je happe le souvenir et le cache dans un coquillage d’oubli.

Les esprits sont partis, emportant avec eux cette illusion qui m’éblouissait, qui me faisait penser que toute cette mémoire n’était qu’à moi.

Dans le noir, l’imagination voit mieux.

Et j’ai vu. Elle était là, dans la pénombre du demi sous-sol. Immobile. La malle de la famille Cozzucoli. Lors de la traversée de l’Atlantique, elle avait contenu ce qu’il restait, ce qu’il fallait, de l’ancienne vie de Catherine. Lourde de secrets à jamais évaporés. 

Sur l’étiquette : Napoli Centrale – per Halifax. – col P.fo Saturnia – Sig. Fallara Francesca in Cozzucoli –  VERIFICATO –  27/04/1962.

Sous l’étiquette : une porte. 

Je jetai un coup par l’œil magique. Dedans, c’est le vide. Immobile lui aussi. Sauf pour un petit soulier de poupée. Un minuscule soulier rouge. Qui se bat, seul.

Qui bat comme se débattait le grain de sable au cœur de ma main. De ma main dans la sienne. Je me souviens.

Et c’est alors que j’ai compris : quand on marche sur un seul soulier, pas étonnant qu’on penche un peu… 

C’est l’aviron qui nous mène en rond!

Amarcord. Mi ricordo.

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Photo Woups Laflammèche

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Questions

  • À quel âge remonte ton plus ancien souvenir? Peux-tu le raconter?
  • Y a-t-il des choses que tu as oubliées? Lesquelles?
  • Penses-tu que les choses dont on se rappelle sont les plus importantes? Pourquoi?
  • Si tu avais le choix de te rappeler de quelque chose que tu as oubliée, ce serait laquelle?
  • Catherine a une malle vide où se cachent ses souvenirs. Et toi, où sont les tiens?

Soufflez par ici

Par un matin de bonheur sans nuage, Fany est née bulle comme d’autres naissent poire, chaussette ou ptérodactyle. Depuis qu’une fillette aux joues gonflées l’avait mise au monde, elle n’a cessé de gravir les échelons de la société.

Elle avançait fièrement dans la brise matinale. Forte de sa conviction d’être la plus grande, la plus belle de la petite tribu issue d’un simple souffle d’enfant, elle épousait les caprices du vent. Ou, plutôt, elle imaginait que c’est ce dernier qui se pliait à ses quatre volontés : monter au-dessus de la clôture, contourner les branches, se poser sur l’aile d’un papillon et… narguer les autres membres de sa famille qui, en file indienne, peinaient à la suivre!

Ils la perdirent bientôt de vue.

Max, le benjamin guère plus gros qu’un pois chiche, prit la parole :

– Je crois que nous devrions aller par-là, dit-il en roulant vers la gauche.

– C’est un sens interdit! objecta un cadet.

– Raison de plus… intervint sa jumelle.

– Tu ne connais pas notre soeur ?!? renchérit une troisième.

– On y va! entonnèrent-ils en chœur, avant d’emboîter à la queue leu leu le pas à Max.

La vie nous réserve parfois des surprises. Voilà que le vent eut une de ces imprévisibles sautes d’humeur qui l’ont rendu célèbre et dispersa tout ce beau monde. Max se retrouva seul, à flotter sans trop savoir où il était, où il allait.

Sa dérive ne dura pas longtemps. Avez-vous déjà entendu une bulle crier pour sa survie? Coincée entre la pointe des crocs d’un énorme monstre, l’intrépide sphère savonneuse se débattait de toutes ses forces. N’importe qui en sa position aurait senti l’heure de sa fin arrivée, claquant sous la langue, croquant sous la dent. Pas Max; tandis qu’il se tortillait comme un diable dans l’eau bénite, il aperçut son aînée, droit devant, à un jet de pierre du museau qui l’avait attaqué.

Il réussit à se libérer et s’éleva hors de portée de la mâchoire du chien de garde. Gonflé de rage, de courage, ses éraflures luisant comme peinture de guerre sous les rayons du soleil, il se dirigea tout droit vers l’endroit où se retrouvait Fany… en étrange posture, décidément!

Imaginez la colonne vertébrale d’un fantôme à moitié oublié. Trois bulles figées, suspendues au-dessus d’un humain, sorties directement de sa casquette. Fany trônait au milieu.

Il l’appela. Elle ne répondit pas, prisonnière d’un monde de silence. Il voulut l’approcher. Le vent, comme il avait empêché les autres, mit toutes ses couleuvres en travers du chemin. Fany, elle, ne broncha pas.

Elle pensait.

Elle pensait à ce que pensait l’humain sous sa casquette. Ça formait comme un nuage au-dessus d’elle. Ça planait, lourd et menaçant. Ça se remplissait de mousse. Une mousse rouge, brûlante.

De la sauce tomate! Cet humain pensait à de la sauce tomate. En silence.

Fany éclata!

Un million de larmes multicolores la pleurent encore.

Crédits photos: Pixabay et Tom Grieve

Activité

Fais un résumé de ce conte sous forme de bande dessinée.

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Pour en savoir plus sur les bulles de savon, une fable de Franc-Nohain (1933):

L’Épingle-à-linge et le Marteau

 

 

Il était une fois

une épingle-à-linge

en bois

qui avait horreur du linge,

propre ou sale,

et qui décida

par une belle fin d’après-midi

d’octobre

de se laisser tomber

dans le prochain panier

de bicyclette qui passerait

pour y faire le tour-du-monde.

 

Elle manqua son coup;

mais un vieux marteau rouillé

tomba amoureux d’elle

et ils se marièrent

et eurent beaucoup d’enfants.

 

 

Vidéo:

https://www.youtube.com/watch?v=LOtL0Vw_eVk

 

Michel Pirro, alias Woups Laflammèche

L’Étang du Rollmops

ou Les Aventures de la tribu des Anwouèyes

Un fablier rock illustré

Éditions Anwouèye, Montréal, 1982.

Le Vieil Arbre

 

 

 

Il y a un arbre

au tronc noir et poussiéreux

qui vit dans l’arc-en-ciel.

Personne ne veut le voir,

mais il hante la Tribu

comme le revenant de quelqu’un

qu’on a tué pour le fonne.

Il attend de se venger,

mais il n’ose pas

tant que la rose du plaisir

n’aura jailli à ses pieds.

Cette fleur lui servira d’arme

telle une hache chauffée à blanc

avec un manche en velours cordé

lorsqu’il administrera son coup fatal

à l’affreux insecte qui l’a dévoré.

 

Il y a un arbre

au tronc noir et poussiéreux

qui vit dans l’arc-en-ciel;

et moi aussi j’aime mieux ne pas le voir;

il me ressemble trop!

 

Il vient de son tronc creux

un murmure étrange…Écoutez :

 

« Je suis un arbre enchanté.

Ceux qui viendront frapper

trois petits coups sur mon écorce,

qu’ils soient gardiens-de-but ou voleurs-d’hosties,

Saintes-Nitouches ou mangeuses-d’hommes,

pourront jeûner de la vie et boire leur paradis.

Frappez trois coups et il en sortira du sirop.

L’Orgueil de Vivre, c’est ça le breuvage

que cherchent les pèlerins qui s’encultent par ici!

Enfin le Lynx, le Zèbre, le Cobra, l’Orignal et le Taureau

pourront s‘envoler vers une fille plus belle que Dame Nature!

Ne soyez pas surpris si l’épi de blé-d’Inde saigne

quand vous le mordez : il a mûri dans mon bras.

Ne soyez pas surpris si le coton est en ciment :

il a germé dans mes bretelles…

Ne soyez pas surpris de m’entendre rire

quand vous me surprenez :

j’ai vu des pendus se passer une pomme

et des bateaux changer de nom sans qu’on y touche

pour éviter le naufrage…

Oui, j’en ai vu d’autres! »

 

Il y a un arbre,

un arbre parmi tant d’autres,

au tronc noir et poussiéreux

qui vit dans l’arc-en-ciel;

quelqu’un y a gravé un cœur

mais l’a laissé inachevé…

 

Vidéo:

https://www.youtube.com/watch?v=4GHzQ9EL7vo

 

Michel Pirro, alias Woups Laflammèche

L’Étang du Rollmops

ou Les Aventures de la tribu des Anwouèyes

Un fablier rock illustré

Éditions Anwouèye, Montréal 1982

 

Photo  JJ_Rey

 

Le Pangolin et la Chauve-Souris

Dédié à la mère d’une amie, décédée le 1er avril 2020 de la covid-19.

 

 

 

Le soleil commençait déjà à faire noir. La Petite Chauve-Souris Brune desserra ses griffes sur le plafond de la grotte. Ses ailes s’ouvrirent, en parachute, pour aussitôt se mettre à battre en direction du panier que Maman tenait entre les dents.  Des tartelettes portugaises, une canette de crime soda et un rouleau de papier de toilette pour Mère-Grand, en quarantaine depuis cinq semaines au beau milieu de la forêt. La petite brunette saisit du bout de la patte le précieux colis et s’élança dans l’air frais du crépuscule.

Toute concentrée sur sa noble mission, Pipi (c’était son nom) ne se doutait pas que, du haut de son drone, l’inspecteur Pangolin suivait chacun de ses mouvements.

Pangolin! Quel numéro celui-là! Un flic comme il ne s’en fait plus… Tellement bardé de badges, de médailles, que tous les jeunes loups de la Sécurité Publique salivaient à l’idée qu’il finisse, un jour, par se casser la gueule afin de pouvoir les récupérer. Paraît qu’elles porteraient bonheur! Mais, ses médailles, Pangolin les avait tatouées sur le cœur. Impossible qu’il échappe n’en serait-ce qu’une seule!

 

 

Pipi se tirait bien d’affaire. À coups de zigs et de zags, elle se faufilait entre les arbres, gobant mouches, moustiques et papillons imprudents sur son chemin. Grande fut sa surprise quand le radar dans ses oreilles dessina, soudain, droit devant, la forme d’un animal totalement étranger dans ces régions! Pangolin, au long et fin museau, avait prévu son trajet. Accroché à une branche de pin, il l’attendait.

–   Vous savez que vous n’êtes pas supposée vous promener pour rien, mademoiselle. C’est la pandémie. Tout le pays est en confinement. J’espère que vous avez une bonne raison pour n’être pas restée à la maison!

Halte obligée! La Chauve-Souris se posa avec son bagage au bout de la branche.

–   Je vais apporter ces quelques provisions à Mère-Grand qui est en quarantaine depuis cinq semaines. Elle en a bien besoin.

Là d’où il était, l’inspecteur pouvait humer l’odeur des tartelettes portugaises. Le parfum lui monta peut-être à la tête, puisqu’il laissa le petit mammifère volant reprendre son panier et poursuivre sa route.

 

Pipi pressa le vol. Elle arriva bientôt au gros arbre mort au creux duquel séjournait son aïeule. Le code secret pour entrer était assez simple :   il suffisait de chanter « Bonne fête » – un air que tout le monde connaît – dans l’interphone. Mère-Grand donnait tout de suite son OK.

Ce soir-là, curieusement, elle ne répondait pas. Ce devait être à cause de la télévision. Devenue dure d’oreille, la vieille en montait souvent le volume. Pipi chanta encore, plus fort.

–   Ah! C’est toi ma chérie? fit une voix maigrelette. Entre, entre!

Elle se glissa alors dans le trou du vieil arbre mort. Il y faisait un noir d’encre. Seul l’écran de la télé, au fond, diffusait une lueur bleuâtre, mouvante. Incertaine. Pipi, comme tous les chiroptères de son espèce, n’avait habituellement aucune difficulté à se repérer dans la noirceur, mais là…

Quelle était cette forme suspendue au mur pourri du trou? Mère-Grand ? Depuis quand avait-elle le nez si long? Et toutes ces médailles? La Petite Chauve-Souris allait pousser un cri  – c’était la meilleure façon de savoir ce qui en retournait -, quand la forme allongea la patte et demanda :

–   Que m’as-tu apporté aujourd’hui?

Pipi bouche bée ouvrit le panier, en sortit les tartelettes, la canette de crime soda… et le papier de toilette. D’une de ses longues griffes, Pangolin (vous aviez deviné que c’était lui!) saisit le rouleau et commença à le dérouler. Ce n’était pas du vulgaire papier hygiénique, c’était un arc-en-ciel qui se déroulait, déroulait, emplissant l’arbre de toutes ses couleurs.

–   Où est ma grand-mère? s’écria Pipi.

–   Ça va bien aller… bien aller… lui répondit Pangolin.

–   Ça va aller mal si vous ne me dites pas  maintenant où est Mère-Grand !

–   Elle est partie chercher la lumière au bout de l’arbre.

La lumière au bout de l’arbre? Qu’est-ce que ça voulait dire?  Pipi sentit la panique la gagner. Elle se mit à mitrailler le trou de ses cris. À gauche, à droite, en bas, en haut, partout. Tous les échos, du tronc, des branches, des racines même lui répondaient, mais pas un mot de Mère-Grand!

Aveuglée par la colère et par cet arc-en-ciel qui remplissait le trou à en craquer, Pipi vit clairement l’inspecteur Pangolin lui passer les menottes aux mains, en déclarant :

–   Petite Chauve-Souris Brune, vous êtes en état d’arrestation!

–   Pou… pou… pourquoi?

–   Pour avoir transporté du crime soda.

Depuis quand était-ce un crime que de transporter du soda? Ce n’était qu’une excuse; Pipi le savait.

L’arc-en-ciel avait fini de se dérouler et avait coulé en dehors de l’arbre. Un silence de plomb était retombé à l’intérieur. Même la télévision s’était tue…  L’animateur, à qui on avait imposé le port d’un masque protecteur contre l’ennemi invisible, ne le portait plus. Confisqué afin de dépanner le personnel des urgences débordées. Ou bien volé. Peu importe. Il n’osait plus parler. De peur de propager les gouttelettes virales, il s’en était  remis à l’interprète du langage des signes pour lire sur sa bouche les mots muets.

Pangolin, lui, comprenait tout.

L’animateur annonçait que les scientifiques avaient découvert que l’intermédiaire par lequel s’était répandu le virus mortel à travers la planète était un animal à long museau, mangeur de fourmis, recouvert d’écailles : le pangolin! On tenait le coupable!

Pipi n’avait rien entendu. Par contre, elle sut à l’instant que quelque chose avait changé.

L’inspecteur lui défit les menottes. Sans autre explication, il la laissa s’envoler vers la liberté.

Pipi ne savait plus où aller. Elle pensait à sa grand-mère. Les mots « la lumière au bout de l’arbre » lui piaillaient en tête. Elle se mit à tourner autour du gros érable mort à la recherche de quelque indice, de quelque espoir.

Elle tourna, tourna… et tourne encore.

Elle tourne en montant, en descendant. Elle suit des courbes qui parfois se dressent comme des falaises, des volcans. Parfois comme des gratte-ciels ou des cheminées.  Et qui à tout moment risquent de se refermer sur elle comme les mâchoires d’une guerre éternelle.

Parfois la courbe s’aplatit. Elle réussit alors à traverser, à passer de l’autre côté. Elle y survole des villes entières, vides de vie. Des carnavals de solitude. Des châteaux voguant sur des mers de tristesse infinie. Et, roulé en boule, le dernier pangolin seul sur son radeau.

 

 

 

Crédits photos  (par ordre d’apparition):

Palawan Council for Sustainable Development, Brock Fenton, Marie-Claude Cyr

 

 

Questions

1-      À quel conte traditionnel cette histoire te fait-elle penser? Quelles sont les ressemblances? Les différences?

2-     Qui sont les chiroptères?  Peux-tu énumérer quelques-unes de leurs principales caractéristiques?

3-     Et Pangolin? Pourquoi se retrouve-t-il seul à la fin de l’histoire? Pourrais-tu imaginer une autre conclusion?

4-     Qu’est-il arrivé à Mère-Grand? Selon toi, que veut dire Pangolin par «la lumière au bout de l’arbre»?

5-     On a beaucoup parlé de courbes durant la pandémie de la Covid-19. Peux-tu expliquer de quoi il s’agit?

 

 

L’Outarde ou Les États d’une nuit d’Amérique

Règle : Le féminin prend en général un « e ».

  

 

Dessin de Michel Charland

 

 

La nuit tombe. La nuit se lève. Les mots qu’on ne dit pas s’éveillent…

 C’était au temps où le monde commençait à avoir du sens. Les Montagnes Rocheuses commençaient tout juste à pousser. Les enfants, dont la tête dépassait à peine les herbes folles, avaient l’air de géants. Il y avait des libellules plus bruyantes que des avions.

 En ce temps-là, les humains traversaient et retraversaient la frontière entre la vie et l’Aut’bord comme aujourd’hui on traverse un terrain vague. Pas de douane, pas de problèmes. Juste un fil…

 Par une nuit sans lune, Nashik, fils de Chanki le gardien du feu et de Tourlou l’étincelle, s’était rendu de l’Aut’bord. C’était pour cueillir une certaine fleur qui ne poussait que dans ce coin-là et l’offrir à Outor, la petite-fille orpheline de Yennakoun.

 Or, la belle Outor ne voulait rien savoir. C’était par une nuit sans lune, identique à celle-ci, que son père s’était rendu de l’Aut’bord avec l’idée de ramener une fameuse fleur aux pétales transparents pour décorer le balcon de la maison. Il n’en est jamais revenu. Seule, sa mère était partie à sa suite… et on avait depuis perdu espoir.

 Le brave Nashik cherchait la fleur dans le noir d’encre de l’Aut’bord. Pas facile; allez-y voir! Plus il avançait, plus il sentait qu’on le regardait.

 –  Qui est là ? demanda-t-il.

–   Tu connais la réponse…

 Ses yeux s’habituaient à l’obscurité. Il remarqua une tache blanche. Puis des joues. Puis le long cou noir et les plumes de cet oiseau migrateur que, par chez nous, on appelle l’outarde.

 –  Quelle réponse ?

–   Outor t’aime déjà, répondit l’oiseau. Mais, si tu veux l’épouser tu devras faire battre son cœur par trois fois. À la première, tu rebondiras. À la deuxième, elle te reconnaîtra. À la troisième, vos deux coeurs battront ensemble à jamais!

Nashik sentit soudain comme une mouche le piquer. Un tambour retentit au loin, en bas. Pour un guerrier, le son du tambour est un appel au secours. La tribu était attaquée ! Il devait y aller !

 Il tourna les talons. L’outarde agrippa son pantalon. Elle ramassa un objet rond et luisant sous les fougères. C’était la lune! Elle la lui glissa dans la poche en disant :

 –  Conserve la précieusement. Tu t’en serviras, une fois, pour l’emmorphoser.

–   L’emmorquoi?? Une fois? Quand ?

–   Ça aussi tu le sais, comme tu sais ce que tu entends du tambour de ton coeur.

 Nashik détala. On l’attendait en-bas.

* * *

La nuit tombe. La nuit se lève. Les mots qu’on ne dit pas s’endorment…

 Grand-mère Yennakoun brodait des fioritures sur le voile qu’elle tissait d’étoiles, inlassablement, jalousement, depuis des années en vue du mariage de sa petite-fille, lorsqu’elle plissa soudain ses vieux yeux ridés. Là-haut, au bout du voile lacté, quelque chose avait bougé!

 – Outor, prends le balai et tue la bibitte qui se promène là !

–   Où ça? Je ne vois rien.

–    Là, sur le fil!

 L’aïeule arracha le balai des mains nonchalantes de sa protégée. Manche en l’air, elle gesticulait à gauche, à droite; même en se dressant sur la pointe de ses pieds crochus, il lui était difficile d’atteindre la bestiole: le fil où celle-ci se dandinait était suspendu entre deux étoiles… filantes !

Outor reprit possession du balai, grimpa sur un tabouret.   « Là ! Là ! Plus haut ! » ordonnait grand-mère. La jeune fille étira et les yeux, et le nez, alouette… et aperçut,  dissimulé dans un repli secret du voile, quelque chose de beaucoup plus inquiétant qu’une misérable araignée: son nom! Brodé de merveilleuses couleurs, ce nom qu’elle haïssait tant! Elle le détestait parce qu’elle pensait qu’Outor, ce n’était pas un nom de fille… Ça sonnait aussi peu féminin qu’Érik, Martin ou Voldronk ! Mais c’était celui que ses parents avaient choisi, et il n’y avait aucune raison de le changer, disait Yannakoun.

Un terrible CRAAATCH retentit soudain dans la nuit!   Un accident? Outor avait-elle trébuché ? Le précieux voile, décroché des cieux, dégringola en quelques secondes sur la tête de tout le monde.

 Outor n’était pas malheureuse du tout. Elle n’avait aucune intention de porter ce voile pour se marier… surtout pas avec une de ces brutes de sa tribu!

 Yennakoun pleurait à en remplir une marmite.

 –  Regarde ce que tu as fait! dit-elle entre deux sanglots. Mes mains, en perdant leur travail, elles ont perdu leur vie !

 La vieille, d’habitude si colorée, avait les paumes blanches d’un fantôme ! Et la nuit, cette Nuit des Temps qui les entourait, continuait de s’effondrer! Les étoiles, une à une, se détachaient comme des mots vides de sens et tombaient à leurs pieds.

 Outor entreprit de les ramasser. Mélangées aux larmes de sa grand-mère qui n’arrêtait pas de pleurer, ça ferait une bonne soupe… Une soupe de Parole.

* * *

La nuit tombe. La nuit se lève. Les mots qu’on ne dit pas s’énervent…

 Chez nous, on a l’habitude des chicanes entre Yennakoun et sa petite-fille. Elles sont même devenues le début d’une tradition.

D’aussi loin que je me rappelle, la soupe de Parole était une affaire très sérieuse.  Et cette nuit-là, comme par tant d’autres nuits sans lune, Chanki, aux premiers cris de la vieille avait allumé un grand feu.  Tourlou nous avait tous réunis pour goûter le Temps, et parler; car à travers nous le Temps parlait.

 Le village au grand complet était assis autour du feu et attendait patiemment la potion. La belle Outor circulait pour donner aux petits comme aux grands, aux filles comme aux gars, sa juste part de Parole. Les jeunes guerriers présents la suivaient des yeux. Chacun nourrissait l’espoir secret qu’une fois arrivé son tour, elle ouvre sa bouche… lui donne sa Parole.

 Yennakoun, enfin vidée de ses larmes, s’était installée un peu en retrait pour réparer le voile… et observer le manège qui se déroulait sous la lueur dansante des flammes. Son œil impitoyable cherchait, parmi les braves, celui que son aiguille piquerait…

Elle piqua.

 Là-haut, de l’Aut’bord, Nashik sentit soudain une vive douleur. Où ça exactement ? En ce temps-là, on appelait ça le cœur. De nos jours, plus personne n’en a souvenance.

 Les problèmes de Nashik ne faisaient que commencer! Le retour du guerrier s’annonçait beaucoup plus ardu que l’aller. C’est que l’Aut’bord avait profité de l’incident pour dériver… loin, au plus loin des loins. Le fil reliant les deux moitiés du monde se balançait maintenant au-dessus de l’Infini!

 Dès que Nashik y eut posé le pied, Yennakoun l’avait repéré. Elle le laissa s’avancer un peu… un peu… encore un peu. Puis elle tira sur le fil, de toutes ses forces de grand-maman.

 Mais Nashik, c’était du solide ! Il tint bon. Yannakoun tira à nouveau, plus fort encore. Secoué comme une coquille de noix dans la tempête, il refusait de sombrer.

Aux grands maux, les grands moyens: d’un coup de son unique dent, grand-mère coupa le fil ! Geste archi-lourd de conséquences puisque les humains, à compter de ce jour, n’ont plus jamais pu faire l’aller-retour entre l’Aut’bord et la vie, entre la vie et l’Aut’bord.

 Nashik, aussi neuf qu’un bébé qu’on n’aurait pas encore dépoussiéré, déboula droit devant le feu. Le feu de la colère! La grande place s’était transformée en champ de bataille. Il s’apprêta à engager le combat… mais contre qui ? Tous ceux et celles ici présents étaient des siens. Aucun visage inconnu parmi eux, aucun barbare, aucun étranger…

 Un coup aussi violent qu’imprévu l’envoya s’écraser contre un arbre, dans le noir à l’envers.  Il rebondit, dégaina son épée vers l’ennemi invisible.  Qui, en premier, reconnut l’autre ?  Qui fit le premier pas? Peu importe.  Deux cœurs, à l’instant, battirent ensemble… à jamais.

–   Cessez le combat !

* * *

 La nuit tombe. La nuit se lève. Les mots qu’on ne dit pas s’étonnent…

 Aujourd’hui, dans les écoles, les manuels d’histoire relatent encore cette fameuse nuit où la voix gutturale d’Outor a imposé sa loi. La loi de la Paix.

 Il est Temps. Les corps de nombre de guerriers, de guerrières gisent le sol. Pris au jeu de la haine, enivrés par la danse funeste de la bataille, ils ont trébuché de l’Aut’bord. Mais la corde a été coupée. Ils ne se retourneront plus.

 Tête basse, les mains dans les poches, Nashik traîne ses pieds jusqu’à l’endroit où, il y a quelques instants, Tourlou et Chanki, délaissant le feu, sont partis à la recherche de leur seule et unique joie : lui! La fumée, les cendres, les nuages qui pâlissent se font complices du fils qui, à son tour, cherche ses parents partout. Mais il n’en retrouvera jamais la moindre trace… le moindre parce que

 –  Pourquoi vous êtes-vous battus ? demande-t-il.

–   C’est à cause de la soupe, lui répond Outor. Quelqu’un a dit qu’elle sentait le pipi. Je lui ai fait sentir ma cuiller en bois, et ça a dégénéré… Je suis désolée!

 Nashik s’approche de la marmite cabossée, meurtrie. Dedans, la bouillie de phrases tièdes, de mots ramollis, mêlée au silence ne lui inspire pas confiance. C’est vrai qu’on n’a pas tellement envie d’y goûter. N’empêche, de là à s’entretuer…

Son poing dans sa poche se crispe sur… la lune ! Il l’avait oubliée, celle-là !

On dirait un « » écrabouillé, déformé entre ses doigts. Un « e » qui lui entre dans le ventre, monte dans ses poumon, sa gorge, sort de sa bouche et tombe dans la marmite.

Plop!

 L’effet est instantané. Les paroles dans la soupe s’éclatent! Les lettres discrètes, muettes, livrent leurs trésors, révèlent d’incroyables secrets! Les phrases arborent des mots doux, des mots fous, transparents, parfumés comme plumes de fleur, deviennent légères comme pétales d’oiseau !

 Nashik prend la louche de la main d’Outor, la trempe dans la marmite, goûte un peu. Il porte à sa bouche un mot, un seul. Un nom «emmorphosé» : Outarde qui devient Outor; Outor qui devient Outarde!

Eh! oui… La belle, aussi, avait son petit secret! Emmorphosés tous les deux, ils s’envolent vers le bonheur.

* * *

La Vie est un sac troué par où le Temps s’écoule.  On passe nos jours à le rafistoler et nos nuits à le détricoter.

Pour certains, la Nuit des Temps fut bien longue; pour d’autres un peu plus courte. Depuis qu’elle s’en est enfuie, le soleil brille, et tout le monde est reparti.

 Yennakoun,  seule dans son coin, s’est endormie.

Méfiez-vous! Elle dort juste d’un « »…

Auteur : Woups Laflammèche, d’après une idée de Patricia Brice-Dormil et Vanessa Oliva-Ramos.

 

 

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Questions

  1. Qu’est-ce que Nashik est parti chercher? L’a-t-il trouvé?
  2. Que veut-on dire par le mot «emmorphoser»?
  3. Quel était le secret d’Outor?
  4. Que veut dire l’expression «La nuit des temps»?
  5. Fais une liste de mots, propres et communs, dont les lettres muettes se dévoilent quand on les met au féminin.
  6. Compare la formation des prénoms masculins et féminins en langue française à celle d’une autre langue que tu connais.
  7. Dans quelles autres circonstance les lettres muettes peuvent-elles se mettre à parler?
  8. Dresse un portrait de la bernache du Canada, alias… l’outarde.
  9. Peux-tu inventer une histoire pour une autre règle de grammaire ou d’orthographe?

L’Outarde Magnétik :

«L’Étang du Rollmops ou   Les Aventures de la tribu des Anwouèyes, Michel «Woups» Pirro, éd. Anwouèye, Montréal, 1982»

… à notre planète déboussolée.

Cliquer pour accéder à outard.pdf

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