Le Noyeux

Les légendes naissent, meurent, ressuscitent. Comme celle que je vais vous raconter. (Qui sait ce qui va lui arriver une fois que j’en aurai fini!) C’est celle entourant la noyade, en 1625, du missionnaire Nicolas Viel et de son néophyte Ahuntsic dans les eaux de ce qui allait devenir le Sault-au-Récollet au Nord de Montréal. Les dires veulent que les deux aient été précipités dans le torrent par un Attignaouantan (Peuple de l’Ours) hostile à la nouvelle religion qui se propageait telle une épidémie dans le pays.

Jusque-là tout va bien, on reste dans les faits, un peu brumeux mais quand même. C’est avec les années que l’Imagination s’enflamme et que la légende se dessine. En 1863, Joseph-Charles Taché couche sur papier la légende du «Noyeux»; un récit que se racontent depuis longtemps les habitants de la colonie. On y relate que des coureurs des bois et plusieurs autres voyageurs campant sur les berges de la rivière Des Prairies auraient fait la rencontre du présumé assassin, 200 ans après la tragédie! Une rencontre d’un drôle de type…

Nous voici donc, un autre 200 ans plus tard… Allons voir, bien que le Noyeux soit mort, si son histoire elle est vivante encore! Le vent dans les feuilles appelle le temps d’il était une fois…

***

Par un soir frisquet d’automne, les agents Dubois Arlequine et Dorléus Colombin du poste 39 répondent à un appel provenant du Château de Sincennes, résidence pour personnes oubliées du bord de la rivière Des Prairies. Il a neigé pour une première fois aujourd’hui. Quelques flocons sont restés accrochés aux feuilles brunes. Dans le ciel, vient d’apparaître un croissant de lune.  Son reflet scintille dans les flots mauves, à côté de celui de l’église de l’autre bord de la rive. Les deux policiers sentent un frisson les parcourir, sans rien dire. On les attend. 

– Là! Le feu. Je l’ai vu, par là!  

Une longue tresse grise se balance de la fenêtre au troisième. Sa propriétaire gesticule, pointe en direction de la rivière.  

– Là! Là! En bas du boisé, où il y a la grosse pierre… le Noyeux!

Puis, comme si elle en avait trop dit, la vieille referme le rideau sans demander son dû.

Dorléus et Dubois se consultent du coin de l’œil, avancent vers l’escarpement où pousse une végétation touffue. Leurs lampes de poche scrutent les buissons, descendent les rochers, montent les troncs. Partout règne un calme en petites taches qui sautillent dans tous les sens. Ils avancent d’un pas pesant, en silence, aux aguets. Soudain, une pétarade de rires éclate dans le noir! Serait-ce des enfants, ou bien des diables?  

Les policiers ont à peine le temps d’écarquiller les yeux, quand tout s’arrête. 

La rivière s’est transformée en conteuse, et dissipe la brume dans leur esprit. D’un commun élan, Dubois et Dorléus s’enfoncent vers l’endroit d’où le barda a fusé. Il y a vraisemblablement quelqu’un là-bas. Un bras sorti d’une branche; une épaule, une tête parmi les feuilles.  Le vent se lève, guide les patrouilleurs au pied de la pente. 

Le faisceau de leurs torches se brise alors sur la plus inquiétante des apparitions. Oui, oui! Il y a là, caché derrière une roche, quelqu’un mouillé de pied en cap, qui tente de se réchauffer accroupi devant un feu de fortune!

Ils appellent: «Monsieur!» Deux fois… trois fois: «Monsieur! Monsieur!» On ne répond pas. 

Tête entre les mains, longue chevelure qui dégouline comme une âme sur la flamme, sans s’évaporer, sans même y toucher, le Noyeux , comme avait dit la vieille, est bien là! Il est là, mais il ne bouge pas! Dubois allonge le bras pour l’interpeller. Dorléus la retient.

– J’pense que c’est mieux pas, dit-il à voix basse. De toute façon, ça ne servira à rien… 

Pour preuve, il ramasse un bout de napkin qui traîne par terre et le jette dans le feu. Le papier reste intact. Sa partenaire n’en revient pas. Elle s’approche du feu, qui ne  réchauffe pas.  La rivière clapote de plus en plus rageusement. Les ricanements reprennent. Les policiers se demandent ce qui leur arrive. La réponse vient d’ailleurs.

Du haut de l’escarpement, avec la tresse enroulée autour de son cou, la silhouette de la dame se dessine dans le halo d’un lampadaire.

–  Rien ne sert de parler à Celui-qui-ne-répond-pas… approuve-t-elle.   Laissez-moi vous expliquer… Il y a 400 ans de ça, le dieu des Robes noires s’est mis d’accord avec Satan en personne pour condamner ce malheureux à grelotter, encore tout mouillé de son crime, auprès de ce brasier trompeur sur les rives errantes de la malédiction. Un jour ici. Un jour là. Sans jamais avoir pu dire ce qu’il en savait. Sans autre forme de procès… pour l’éternité! À quoi doit donc penser, seul dans les remous d’un remords plus mordant que le froid novembre?  À ce qu’il a pensé ce jour-là de 1625? Avant Ville-Marie, avant Oshlag, avant Roxboro, avant l’Hydro-Québec et les rapides blancs? Astheure que les Robes noires ont levé les pattes, il pense qu’assez c’est assez, croyez-moi! Astheure, c’est à son tour de parler! 

La pétarade de rires éclate à nouveau dans les arbres en couleurs qui dansent alentour. En haut du talus, la silhouette de la dame a disparu. Le silence se referme sur les patrouilleurs comme l’eau sur une roche. Le feu vire au rouge écarlate. Il chauffe! De la vapeur s’échappe des longs cheveux de l’Attignaoutan. Il sèche, enfin!  

La légende dit-elle vrai, ou n’est-elle que légende? Le feu, qui ne brûle plus pour rien, ratatine rapidement. Avant de disparaître, ses dernières flammes se transforment en un tourbillon des premiers flocons de l’hiver qui commence. De l’autre côté de la rivière, la cloche du clocher sans curé sonne en complice. Les remous ravalent leur salive; pour la première fois depuis quatre siècles, les yeux alourdis du Noyeux ont bougé! Encore rouges du fond de braise qu’ils ont quitté, ils se tournent vers nos deux agents, tremblant comme deux marionnettes qui n’ont plus de fils! Il les fixe. Son silence, grave, douloureux, les interroge. L’entendront-ils? Comprendront-ils? 

Écoutez, humains… entendez-vous le vent?

Ils n’entendent rien. 

– Entendez-vous la rivière?

Ils n’entendent rien.

– Écoutez la Terre mère!

Ils écoutent. Le sol tremble. L’Attignaouantan se dresse, se dégourdit un peu les jambes. Agile comme un chat, il bondit et s’éclipse dans la nuit noire et libre. On l’attend…

Quant à Dorléus et Dubois, ils se demandent, et se demandent encore, quoi écrire dans leur rapport.  Dans les arbres, les rires pétaradent une dernière fois.

 

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Michel Woups Pirro

15 nov. 2021

Photo: «Le Sauvage mouillé» (sic), bronze, tiré de la série «Métiers, coutumes et légendes d’autrefois», Alfred Laliberté, entre 1921 et 1931, Musée national des Beaux-Arts du Québec.

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