La Balançoire fantôme

Hier, si vous aviez interviewé les cordes à linge de mon quartier, elles auraient probablement déclaré être sous le choc… que c’est un coin tellement tranquille ici… que jamais elles n’auraient pensé… Il ne faut pas se fier aux cordes-à-linge. Ce sont des têtes en l’air.

Hier donc, mon amie Mouche s’était posée sur une corde à linge. Tandis qu’elle se frottait, se refrottait les pattes de devant, astiquait les centaines, les milliers d’yeux quelle a autour de la tête avec celles du milieu, et lissait religieusement ses ailes avec celles d’en-arrière, une brise légère s’est mise à souffler. L’odeur d’assouplisseur émanant des serviettes, chaussettes et autres bobettes mises à sécher lui rappelait les jardins de son enfance. Soudain, sans avertir, la douce brise s’est transformée en démon ! Un démon qui essayait les chemises l’une après l’autre, qui gonflait les draps suspendus comme les voiles d’un vaisseau.

Je dois vous dire tout de suite que Mouche n’est pas mon amie pour rien. Elle a du caractère, et j’aime ceux qui ont du caractère. Voyant que le dit vaisseau ne semblait pas trop savoir où il allait, elle décida d’en devenir elle-même son capitaine! Je ne sais pas ce qu’il avait mangé, ce capitaine (je veux pas trop le savoir non plus), mais le bâtiment s’est tout à coup arraché du sol et a commencé à naviguer le long de la rue des Inconnus, a bifurqué vers celle des Connaissances pour enfin s’arrêter au coin du boulevard des Amitiés. Stop!

Ce n’est pas par manque d’envie de continuer, non. Les pantalons et les blousons à capuche sur la corde battent fièrement pavillon, bien déterminés à poursuivre l’escapade.  Non, c‘est que la route est bloquée.

Un barrage de gyrophares bleu blanc rouge balaie l’air. D’un coup d’ailes, Mouche descend voir de quoi il en retourne. Ce qu’elle apprend là suffit à débrancher de leurs poteaux de téléphone toutes les autres cordes à linge du voisinage qui l’ont suivie.

« C’est une fusillade! » lui glisse à l’antenne un vieux matou qui a tout vu. « À deux pas de l’école, en plein jour, sous les yeux du brigadier scolaire en plus! Nom d’un chat, ils n’ont pas d’honneur les voyous d’aujourd’hui! Dans mon temps, on réglait nos comptes de façon civilisée! »

Un véhicule, portières grandes ouvertes, a été abandonné au beau milieu de la rue par les fuyards. Agresseurs et victimes ont pris la poudre d’escampette ensemble. Les policiers finissent de tendre un ruban barrière autour de la scène. Mouche s’envole et va se poser sur le bandeau de plastique. Trop curieuse de savoir ce qui s’est passé, elle se met à l’arpenter de long en large. De large en long. Tout un caractère, j’vous dis!

Soudain un museau humide, énorme, se pointe sur son chemin. C’est Bungie, le berger allemand de l’Escouade canine, à la recherche de quelques douilles encore fumantes, reliquats du méfait. Mouche le salue.

L’expert en poudre à canon va renifler ailleurs. Sans répondre, il a d’autres chats à fouetter. Tant mieux! Mouche, fine limière à sa façon, a détecté dans l’air un fumet particulier. Une odeur qui ne ment pas. L’inspecteur à quatre pattes lui a laissé un cadeau… une offre qu’on ne peut pas refuser!

Les chiens déposent habituellement leurs cadeaux au pied d’un lampadaire. Or, Mouche n’est pas la première arrivée; il y a de l’excitation dans l’air! Plusieurs de ses consoeurs déjà au parfum exécutent des acrobaties autour du poteau! Elles la laissent pourtant passer; on ne sait jamais, ça pourrait être dangereux… Déception: les petites boules brunes ne sont en fait que des écales de cacahuètes, vides, aromatisées au petchouli par un spécialiste en farces et attrapes!

Non loin de là, juché sur un banc public, Écureuil rit dans sa barbe.

Quelle mouche a piqué Mouche? J’sais pas. Elle n’a pas besoin de ça. Elle a la mèche courte mon amie, j’avoue. Surtout, elle ne digère pas se faire tromper la trompette! Le regard de ses yeux composés plonge comme autant de bombes atomiques prêtes à exploser dans ceux d’Écureuil. Toutes les bestioles du quartier, volantes ou rampantes, s’effacent pour faire place au face à face.

Le rongeur farceur croque sa pinotte de travers. Il baisse panache et sautille hors de vue, de l’autre côté de la rue. Mais… l’autre côté… ça veut dire la cour d’école!? Eh oui! Quelle idée que de construire une école à deux pas d’un lieu de fusillade… Je me serais attendu à plus de jugeotte de la part de nos décideurs publics!

Une chance que la directrice de l’école a été plus prudente. Elle a décrété que, même si c’est l’heure de la récré, personne ne sort. Personne? Pas vraiment. Il y a une présence… Quelque chose seuls certains individus très «spéciaux» peuvent apercevoir. C’est un fantôme. Une balançoire fantôme, plus exactement. Qui fait le tour de cour en cour d’école. Il y a une rumeur qui court parmi les cordes à linge qui veut que quiconque réussirait à s’asseoir et s’y balancer dedans pendant au moins une minute verra aussitôt apparaître un trésor. Sauf qu’aucun être humain, ni même le plus rapide, ni le plus intrépide, n’est jamais parvenu à réussir l’exploit. Pourquoi? Elle disparaît à peine notre pensée l’effleure-t-elle du doigt.

Mais, quand on est une mouche, un écureuil (ou moineau, tant qu’à ça) voir cette balançoire-là ça pose zéro problème. Je dirais même que c’est une des cachettes préférées de la faune sauvage de nos villes et de nos villages; à l’abri des regards indiscrets. C’est justement vers elle, vers cette balançoire suspendue par des cordes invisibles à nulle part, qui se balance toute seule, que se dirige, un brin piteux, notre ami écureux.

Au tour de Mouche de rire un peu. Elle bat facilement le vieil Écureuil de vitesse, s’accroche de ses six pattes au dessous de la planchette grinçante, et se dodeline en lui préparant un bon «BOUH!» bien senti…

C’est elle qui fait cependant le saut lorsqu’une silhouette se découpe, transparente à l’envers du bleu du ciel. Un enfant! D’où il sort celui-là? Il ne devrait pas être à l’intérieur avec les autres?

Chose certaine, l’Enfantôme (oui, c’est bien lui! certains d’entre vous l’auront reconnu) voit la balançoire aussi clairement que moi je vous vois. Il l’empoigne à pleines mains et saute dessus. Mouche zigzague, virevolte pour éviter la collision frontale avec le petit phénomène qui tire, qui pousse et tire déjà avec toute la force de quelqu’un qui sait que va apparaître un trésor…

Il se passe alors quelque chose d’incroyable, même pour une mouche, même pour un écureuil! Les cordes de la balançoire se mettent à vibrer. À vibrer comme vibrent les cordes d’un violon, et à jouer la plus vieille complainte de tous les temps: celle des mots gardés secrets dans toutes les langues du monde… Mouche ne sait plus quoi faire!  Sous ses ailes épouvantées s’ouvre grand la gueule de l’enfer, avec ses mots qu’il ne faut pas dire! Elle vole chercher du secours.

Il ne reste que quelques secondes avant que ne s’écoule la minute et qu’apparaisse le trésor. L’enfant redouble d’efforts. Les cordes ne vibrent plus, elles grondent.  Leur plainte grimpe, grimpe jusqu’au ciel où elles plongent, pour se perdre dans les étoiles.

58 secondes, 59… Une grêle de rubis, d’émeraudes, de lunes, de soleils, de pommes d’or bien mûres s’abat sur la frêle créature assise dans la balançoire. Le gagnant du gros lot n’a qu’à tenir un petit sac en papier brun sur ses genoux pour que s’y engouffrent toutes ces richesses.

La minute est finie, l’enfant a gagné!

Wouf wouf ! C’est l’Escouade canine! Bungie, le seul et unique, qui accourt! Qui court! Qui court, museau frémissant, langue bien pendue, avec Mouche qui fait du rodéo sur sa queue. Qui court puis freine fret net sec, au milieu de la cour, devant… rien du tout!

Avez-vous déjà vu ça, un rien du tout? Ça ressemble à rien du tout. C’est plein de jours heureux ou malheureux. Des jours que l’enfant a vécus et ceux qu’il ne vivra jamais plus, parce qu’il se balançait à la mauvaise place au mauvais moment. Crissement de pneus. Incident de parcours. Un rien du tout qui se balance encore au milieu des gyrophares bleu, blanc, rouge. Un rien plein du vide dans le coeur de ceux qu’il a quittés pour toujours. Un rien du tout, mais plein d’amour.

Pling! Un bruit délicat de lueur d’étoile sonne sur la surface asphaltée. Tous les témoins, fantômes et brises ici présents vous le confirmeront : une douille de balle de fusil vient de tomber du rien du tout!

L’enfant voudrait expliquer aux sergents-détectives qui viennent d’arriver que la pièce à conviction sur laquelle ils sont penchés lui appartient. Balle perdue échappée de son coeur en papier… Impossible! Il a beau crier de toutes ses forces, personne ne l’entend.

Voilà que la balançoire ralentit. Elle réfléchit. Elle s’arrête, laisse son petit protégé débarquer, puis lui dit: «Profite de la confusion pour t’échapper par en arrière. Faufile-toi, ni vu ni connu, entre les auto-patrouilles et monte dans le premier autobus, boulevard des Amitiés, qui passe… Ciao! Bye!»

De retour sur son banc public, Écureuil grignote une pinotte. Ses petits yeux noirs ne rient plus… parce qu’il a tout vu.

Mouche, pour sa courageuse intervention, fut nommée membre d’honneur de l’Escouade canine. En guise de récompense, on lui remit un cadeau. Un vrai, celui-là, comme elle les aime.

Quant à l’Enfantôme, la rumeur dit qu’on peut parfois l’apercevoir dans l’autobus. Assis en silence, il regarde l’intérieur d’un petit sac de papier brun. Si une lueur rouge se reflète sur les souvenirs de ses bons jours avec sa famille, avec ses amis, il rit. Mais quand la lumière est bleue, il voit que sa vie est finie et il pleure.  Attention! N’allez pas lui parler, sinon tous les passagers et les passagères de l’autobus verront leurs cheveux virer automatiquement plus blanc que blanc.

Michel Pirro

QUESTIONS

1- Que représente la balançoire fantôme pour toi?

2- D’où vient l’enfant?

3- Où va-t-il?

4- Quels sont les fameux mots que chante la balançoire?

5- As-tu des suggestions pour prévenir la violence?»